Né en 1951 à New York, Peter Gordon est une figure centrale de l'avant-garde des années 80 et de ce qu'on appelle désormais, de gré ou de force, la "Downtown Scene": un conglomérat lache et grouillant de musiciens, peintres, écrivains, cinéastes, conceptualistes sans attache, outcasts et junkies célestes concentrés mais pas tout à fait réunis dans les ruelles de l'East Village à une époque où le prix des loyers était proportionnel à la quantité de déchets abandonnés sur le trottoir. Pour la musique plus précisément, le son Downtown fut le catalyseur de tout ce que New York a produit de musique intérssante pendant la première moitié des années 80, sans distinction d'école ou de genre: free jazz, musique improvisée, punk, disco, pop, musique électronique, musiques nouvelles, musiques expérimentales, minimalisme... Un creuset fondamental d'où ont émergé des figures aussi différentes que John Zorn, les Lounge Lizards, Arthur Russell ou Was Not Was, et où se sont épanouis comme des poissons dans le bitume tous les parrains du punk et de la no wave, de David Byrne à Laurie Anderson en passant par Steve Reich et Glenn Branca.
Elève et ami de Robert Ashley et Terry Riley, collaborateur fondamental d'Arthur Russell dont il fut l'ami, le collaborateur et le conseiller, Peter Gordon est surtout connu aujourd'hui comme chef et instigateur du Love of Life Orchestra (LOLO pour les intimes), big band expérimental dont le territoire musical immense va du disco jusqu'à la musique répétitive et dont les oeuvres ont été rappelées au bon souvenir de la jeunesse mélomane par James Murphy et DFA il y a quelques années grâce à une très salutaire anthologie. Tout juste auréolé d'un nouvel album avec le Love of Life Orchestra, le fascinant Symphony 5 tout juste sorti sur Foom Music, Peter Gordon tourne aussi avec un ensemble de 9 musiciens (parmi lesquels ses vieux collaborateurs David Van Tieghem et Peter Zummo, Rhys Chatham et Nik Void de Factory Floor) pour interpréter les Instrumentals d'Arthur Russell, son chef d'oeuvre minimaliste composé avant qu'il tombe dans la pop et le disco. Il sera de passage à Villette Sonique le 27 mai. Petites présentations pour ceux qui auraient besoin de se rattraper, conversation de fond pour ceux qui auraient envie de l'entendre parler.
Symphony 5 est votre premier album sous votre nom depuis très longtemps (les années 90, si je ne m'abuse). Qu'est-ce qui vous a donné envie de reformer le Love of Life Orchestra et de vous y remettre? Est-ce que les rééditions chez DFA et les éloges de James Murphy ont joué un rôle dans ce comeback?
Je suis revenu vivre à New York. Et même si je compose et trouve de l'inspiration partout dans le monde, New York reste le berceau de ma communauté musicale, c'est là qu'on me soutient, c'est là que les musiciens me comprennent. C'est tout à fait viscéral. J'ai vécu loin de New York pendant à peu près 10 ans, d'abord à Santa Fe, puis à Los Angeles. Musicalement, je me suis concentré sur des formes plus longues, et j'ai travaillé pour le cinéma et le théâtre. J'ai écrit des opéras, de la musique de concert, de la musique électronique, et j'ai composé des arrangements pour d'autres. Enregistrer avec le LOLO, je n'y pensais même pas. Et puis peu après mon retour en ville en 2005, j'ai reformé le groupe, avec des piliers, et quelques nouveaux membres, dont les musiciens virtuoses cubains Elio Villafranca et Yunior Terry, et le maître de la batterie latine Robby Ameen. J'ai commencé à écrire les morceaux de Symphony 5 en 2008, mais la gestation a été longue; il m'a fallu 5 ans pour en écrire les différents mouvements. Je m'y suis donc remis avant la compilation sur DFA. Ceci dit, je reste redevable à James Murphy et Pat Mahoney de m'avoir inclus sur leur compilation Fabriclive 36. Ils ont fait connaître ma musique à un nouveau public, et ont largement aidé à l'édition d'une anthologie sur DFA. Surtout, tout le processus musical et personnel qui a mené à l'édition de ce disque, notamment les conseills très précis de Jonathan Galkin, le patron du label, m'a permis de la réécouter avec une oreille nouvelle. Et j'ai beaucoup aimé découvrir la musique des artistes du label. La connection DFA m'a donné envie de ressortir en club, et de réécouter mes disques de dance music. Enfin la reconnaissance tardive, sans cesse grandissante de la musique de mon ami Arthur Russell, et mon association avec cette dernière, a également beaucoup joué pour la reconnaissance de ma propre musique
Quelle était l'idée principale derrière Symphony 5? Et pourquoi ce numéro?
5 ans pour la composer. 5 mouvements. L'année 2005. "La Cinquième" comme signifiant. Et c'est ma cinquième oeuvre instrumentale à atteindre une envergure symphonique, après ma Symphony in Four Movements, Geneva Suite, Secret Pastures et Return of the Native. Je suis passionné par la manière dont on peut se forger un nouveau dialecte musical, dont on peut s'approprier un vocubulaire, une orchestration, un contrepoint mélodique et rythmique et surtout les personnalités de chaque musicien pour créer un paysage sonore en constante évolution, structuré par modules. Je voulais installer un groove, utiliser des sous-parties égales, comme dans la musique latine ou la techno (et au contraire des rythmes swing ou shuffle) et emmener l'auditeur sur des sentiers qu'ils n'ont jamais foulés, en mélangeant le familier et le fantastique.
L'un des morceaux s'appelle "Homeland Security" (sécurité intérieure). Doit-on déchiffrer un sous-texte politique dans Symphony 5?
Je suis très intéressé dans la forme du contrepoint, qu'on pourrait résumer à la coexistence de voix d'importances égales, autonomes, interdépendantes. C'est également un modèle politique: l'équivalent de voix sociales différentes les unes des autres qui coexistent dans le but de créer une entité plus grande que la somme de ses parties, tout en maintenant les identites individuelles de chacunes. Il faut absolument que l'on réalise et comprenne mieux cette histoire de contrepoint social, dans lequel chaque individu est reconnu à sa juste valeur et pour ce qu'il amène au bien être de la collectivité. En d'autres termes, j'embrasse l'harmonie.
Quel lien Symphony 5 entretient-elle avec le passé, avec le vôtre peut être? A la manière de City Life ou Different Trains de Steve Reich, c'est une oeuvre qui a l'air de manipuler un matériau "autobiographique"... Notamment le jazz de la Nouvelle-Orléans, dont on sait qu'il a joué un rôle essentiel dans votre éducation musicale.
C'est une oeuvre qui parle de la vie: du fait d'exister au présent, au futur et au passé. Nous avons tous un passé. Pour ce qui concerne la part autobiographique... Si le jazz de la Nouvelle-Orléans est présent, c'est de manière involontaire, à cause de la forme du contrepoint peut-être. Ceci dit, c'est un genre de musique qui fait tellement partie intégrante de mon ADN musical que j'ai bien peur qu'il ne soit jamais bien loin de faire surface dans ma musique. Et j'ai effectivement passé un peu de temps en Louisiane pendant que je composais Symphony 5, à la Nouvelle-Orléans, pour co-produire un disque de Ned Sublette, Kiss You Down South, et quelques morceaux avec des musiciens locaux. Mais si c'est une oeuvre autobiographique, c'est dans un sens musical, dans le but de transmettre une narration et une idée artistique précise. Ceci étant dit, le disque a été enregistré en temps réel, par un groupe de musiciens réunis dans la même pièce en même temps, ce qui nous ramène au passé, c'est-à-dire à cette époque de plus en plus lointaine où toute la musique était enregistrée en temps réel par un groupe de musiciens réunis dans la même pièce
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C'était un village de nomades. L'East Village. Un village d'artistes travaillant dans les décombres d'un quartier post-apocalyptique, obsédés par l'idée de réinventer l'art, de créer un monde meilleur à travers l'art, malgré l'environnement social en déréliction, malgré un environnement médiatique plus pollué que jamais. Nous étions tous voisins, souvent dans la même rue, voire dans le même immeuble. Il n'y avait rien pour nous retenir là, à part notre motivation: un sens du devoir, un appel du destin, le besoin de créer. Et ce qu'on arrivait effectivement à créer était notre seule récompense. Et notre communauté a fini par atteindre une masse critique d'artistes, réalisateurs, musiciens, metteurs en scène, acteurs, gens du théâtre, danseurs, cuisiniers, charpentiers, plombiers, barmen... Personne ne gagnait d'argent. Tout le monde travaillait, mais de manière bénévole ou en s'échangeant des oeuvres. Seule la détermination - l'urgence - était bien là, et l'adrénaline artistique coulait à flots. Nous savions que nous étions en train de changer le monde. Et à un niveau très pragmatique, ça a poussé tout le monde à produire son meilleur travail, et les idées ont circulé dans tous les sens.
La culture a beaucoup changé depuis le milieu des années 80, quand vous avez enregistrés la plupart de vos disques avec le Love of Life Orchestra. Le syncrétisme et l'eclectisme n'ont jamais semblé aussi naturels qu'aujourd'hui, après presque deux décennie de vie connectée et de postmodernisme généralisé alors qu'ils étaient encore considérés comme "modernes" ou "anormales" dans les années 80. En tant que compositeur qui a eu beaucoup recours au collage et au mélange des genres, quel est votre point de vue sur ce glissement?
Quand j'ai composé mes premières oeuvres, je n'avais jamais entendu le mot "postmodernisme". Tout ce que je voulais faire, c'était intégrer mon expérience musicale et mes idées dans mes compositions, peu importe le genre. J'avais étudié le cinéma, et je voulais appliquer certaines techniques cinématographiques à ma musique, comme le montage et la narration. Ce qui m'amène à l'editing. J'ai commencé à "monter" du son en même temps que j'ai commencé à jouer de la musique. Mon père était journaliste radio, et j'ai grandi avec un magnétophone Revox, un micro, de la bande vierge et un banc de montage dans le salon. Beaucoup plus tard, dans les années 70, quand j'ai emménagé à New York pour la première fois, j'ai travaillé à la radio comme monteur son. Ma musique est profondément influencée par cette expérience, mes oreilles ont naturellement tendance à préférer les effets de montages rapides et souvent drastiques. A l'inverse, j'affectionne beaucoup les variations très subtiles qu'on ne peut remarquer que de manière subliminale, en passant. Mais je n'ai jamais utilisé l'appropriation d'autres oeuvres, je n'ai jamais fait appel à la citation. Je me contente de circuler entre les mondes musicaux, peu importe le genre (même si l'auditeur peut avoir des genres en tête au fur et à mesure des changements des paramètres de point). Pour ce qui concerne le début de votre question, j'imagine effectivement que le rôle et l'importance du montage, ainsi que la cadence générale à laquelle où vont les choses, ont changé de manière significative. Nous vivons dans un monde de coupures brutales et d'écrans multiples. Le montage est désormais non-linéaire, réversible, et les fragments montés peuvent être diffusés immédiatement, même par les amateurs. Chaque image que vous voyons - qu'elle soit personnelle ou officielle, a préalablement été manipulée, filtrée dans sa forme, parfois même dans son contenu. Dans le monde post-orwellien qui est le nôtre, nous devons garder les oreilles grandes ouvertes, faire attention aux plus petits détails, tout en gardant bien en tête les contextes et implications politiques et sociales plus larges dans lesquels ils surviennent.
Est-ce que vous vous sentez à l'aise dans le monde musical des années 2010?
New York vit un nouvel "âge d'or" depuis quelques années, et je me sens très chanceux que ce soit toujours mon foyer musical. L'énergie coule à flots, et il y a des initatives passionnantes qui se font dans toutes les directions. Et c'est bien plus diversifié et organique que dans les années 80. Les niches sont plus éparpillées et certains rapports sociaux, les plus désinvoltes surtout; sont plus durs à établir, mais tout ça a été remplacé par les connections simplifiées par les réseaux sociaux. Et les concerts permettent de soulager l'isolation.
Une dernière question que j'ai très envie de vous poser parce qu'elle devient un peu plus délicate chaque année qui passe: est-ce que vous croyez encore en l'avant-garde? Et je ne parle pas d'un milieu artistique spécifique mais d'une force créative essentielle, encore capable de déranger et de converser avec la société?
Je continue à croire qu'il y a aura toujours une avant-garde et la nécessité d'une avant-garde des arts, portée sur l'innovation par les idées et par la technologie. Il y aura toujours des artistes pour travailler à la marge ou à l'extérieur de ce qui est généralement considéré comme acceptable, travailler sans l'ambition d'être accepté, compris, ou payé, avec pour seul motivation la réalisation d'une vision. "L'avant-garde" n'est ni un style, ni un milieu: c'est la volonté d'agir contre le status quo, pour faire avancer la beauté, la vérité et la justice. Evidemment, personne ne peut savoir à l'avance quelle forme elle prendra (car si c'est prévisible, le résultat est forcément décevant). Je me réjouis toujours d'être surpris, et j'espère bien que les gens seront choqués. Oui, choqués! Pour finir, je citerai un ami très cher, récemment disparu, Robert Ashley: "Long Live the Avant-garde!"
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