Il y a fort à parier que si vous passez du temps sur ce site et que vous vous baladez ensuite dans le vrai monde (celui des clubs et des festivals), vous vous soyez récemment posé la question « la techno rend-elle con ? » Et en dépit de ce qu'on vous raconte tous les jours sur ce site, la proportion de la production actuelle taillée pour les foules de 25 000 pokemons qui grincent des dents reste largement supérieure aux projets qui associent courageusement club culture, fun et subversion, qui eux ne sont pas si légions. L'anglais Steven Warwick aka HEATSICK lui a décidé d'empêcher le monde de tourner en rond de la meilleure des façons: avec un Casio pété et une bonne dose d'humour et d'intelligence. Interview transatlantique avant son apparition parisienne de samedi à la Java pour la nouvelle Vie Garantie, aux côtés de Vidal Benjamin, Ilias Pitsios et Marion Guillet.
Heatsick LIVE in the Boiler Room
42:58
Tu n'as pas sorti de disque de Heatsick depuis 2013 il me semble, qu'as tu fait ces dernières années ? Mon album
Re-Engineering est sorti fin 2013 et j'ai beaucoup beaucoup tourné ensuite. Tu sais je suis plasticien et là je reviens d'une résidence de trois mois à Los Angeles. Je me suis pas mal concentré sur cet aspect de mon travail.
J'ai l'impression que ta musique part globalement dans deux directions : une plus house et une plus influencée par la musique world et africaine. J'ai juste ? Je suis d'accord avec le lien de ma musique avec la house mais c'est vraiment un mélange d'influences pas vraiment réfléchi. On me parle souvent de musique africaine. Mais je ne la connais pas bien. D'après ce que j'en connais, la musique africaine est très dansante et je partage pas mal d'influences avec ceux qui la font. Tu sais mon premier rapport à la musique ça a été en Angleterre via les boums de l'école (les fameuses «
school discos » anglaises). C'était la fin des années 80 et l'acid house était partout dans les charts à cette époque et c'est là dessus qu'on dansait aux soirées de mon école.
Heatsick - Snakes & Ladders
04:15
Ton travail est souvent associé à une certaine forme d'ironie ou de second degré, assez rare dans la musique «électronique sérieuse ». Tu as envie de déconstruire un peu les présupposés de la culture techno ou club music ? Il y a pas mal d'humour dans la musique électronique d'aujourd'hui. Il y en a dans mon approche de la musique mais ce n'est en aucun cas une manière de mettre de la distance. Je fais partie de ce monde et j'en suis heureux. L'ironie a toujours été assez liée avec la house music, qui est avant tout une musique légère et hédoniste. Regarde « French Kiss » de Lil Louis avec sa nana qui a un orgasme, il y a un côté ridicule assumé qui est très marrant. Ce qui est important pour moi, c'est que quelque chose d'inattendu, d'un peu extraordinaire surgisse dans un morceau. Pour moi la musique devrait toujours être surprenante dans ce sens là. C'était la force d'Aphex Twin avec « Come to Daddy » et ses vidéos. Il y a quelque chose d'absurde, mais pas trop cérébral non plus. Quand tu grandis en Angleterre, tu es baigné dans ce sens de l'humour un peu bizarre et sombre, parfois morbide. J'imagine que c'est quelque chose de totalement inné et pas très réfléchi chez moi.
Tu utilises toujours le même synthé jouet Casio pour la musique de Heatsick. D'où vient cette idée de s'imposer une contrainte telle que celle ci ? On pense forcément à des artistes comme Terry Riley avec In C mais aussi aux musiciens africains qui se lancent dans la musique dansante avec les seuls synthés bas de gammes qu'ils ont sous la main... Ça vient surtout du fait que je ne supporte pas cette approche de la musique qui veut que l'authenticité et la réussite de ton oeuvre soient garanties par l'utilisation d'un matériel vintage qui coûte cher. Cette approche luxueuse de la production m'ennuie profondément. C'est rétrograde et conservateur, et quelque part j'aimerais détruire ça. Et puis si je dois être honnête, quand j'ai commencé Heatsick, j'étais fauché. Donc j'ai pris ce que j'avais sous la main: un Casio et deux pédales d'effets pour guitares bon marché. Mon approche a dès lors consisté à tenter de reproduire les sons que j'aimais avec ce peu de matériel. C'est beaucoup plus intéressant de faire ce travail de recherche et de tâtonnement que d'avoir tout de suite le bon clavier qui fait le son que tu cherches. Mettre à contribution son imagination me paraît vraiment crucial quand tu es musicien ou artiste. C'est assez drôle car ça me mène souvent à créer quelque chose de beaucoup plus riche que ce que j'aurais pu faire si j'avais tout le matériel adéquat sous la main.
Heatsick - Against The Clock
09:47
Cette économie de moyens qui se répercute forcément sur la production te rend immédiatement subversif. La musique reste très dansante et efficace mais pas dans la lignée « mur du son » de la techno actuelle. Je voyais d'ailleurs des commentaires de haters sur youtube qui s'énervaient sur le fait que ta musique n'était pas proprement "quantisée"? Tu en penses quoi ? J'en ai vraiment rien à battre (rires). Non sérieux je me fiche de ces commentaires ou de l'avis de ces gens. Encore une fois, j'ai l'impression qu'on vit dans une époque terriblement conservatrice. Je ne cherche pas être provocateur, hein. Mais je n'en peux plus de ces gens qui cherchent à professionnaliser chaque aspect de leur vie. C'est insupportable et suffoquant. Tant mieux si je les fais chier (rires).
On te voit parfois apparaître dans contextes classiques de la musique électronique comme ta participation à Boiler Room par exemple. Tu te sens comment dans ce genre de situations ? Plutôt bien. C'est important de participer à ce genre de choses. Les gens de Boiler Room en Angleterre sont plutôt cools, ils s'intéressent à la musique. Après je trouve un peu ridicule le fait qu'on te parle plus de ta session Boiler Room que de ton dernier album. Mais bon; c'est un peu le « Top of the Pops » de notre époque.
Il y a certains textes ou titres de tes chansons qui sont tirés de ton travail d'artiste visuel, tu peux nous expliquer sur quoi tu travailles ? On te relie notamment à ce qu'on appelle le post internet art... Quand je joue live avec Heatsick il y a un côté très performatif car je crée la musique devant le spectacteur, en temps réel. Le public est engagé directement dans le processus. Dans mon travail d'artiste visuel, que ce soit en sculpture, performance ou installations, je donne aux gens des référents visuels assez clairs, des choses qui sont déjà chargées de sens pour eux. Je fais confronter ces différents éléments pour que le public puisse créer ses propres associations d'idées. A Los Angeles par exemple, j'ai fait une œuvre en référence à la culture du Film Noir, qui est très liée à la ville. J'ai eu cette idée en regardant tous ces films des années 40 qui sont très machos. J'ai utilisé un vieil orgue qui traînait là et qui était utilisé pour accompagner les films muets et je l'ai passé dans de la reverb. Ca donnait une musique très ambient. Et puis j'ai rempli la pièce de sauge, en pensant à cette culture du bien être qui règne en Californie. Sur les murs j'ai affiché des posters de champ de tirs avec des impacts de balles et j'ai demandé à quelqu'un de passer régulièrement parfumer la pièce avec un spray acheté à Berlin. Ca faisait beaucoup de choses en même temps. C'était étonnant car les gens étaient désarçonnés par tous ces référents en même temps mais se sentaient tout de même très l'aise dans ll'installation.
Tu fonctionnes comme dans ta musique en gros : tu donnes des référents connus au spectateur et à lui de raconter sa propre histoire... Oui c'est tout à fait ça. Après je trouve ça beaucoup plus intéressant et subversif de parvenir à mettre le récepteur à l'aise et de voir ce qui se passe plutôt que de lui rentrer dedans et de tenter le choquer à tout prix. Ca m'intéresse plus de voir ce qui se passe si la personne qui reçoit ta musique ou ton art se sent à l'aise et relax. Je suis là pour poser des indices, et observer dans un deuxième temps ce que les gens en font.