Je ne sais pas si c'est Internet et l'évanouissement toujours croissant de la limite entre critique amateur et critique pro qui déforment la réalité, mais j'ai remarqué une recrudescence des mots "chelou" et "zarbi" un peu partout dans les articles de magazine et les posts de blog. Que ce soit pour qualifier le trailer du nouveau Panda Bear ou la (superbe) cassette de Micachu sur Demdike Stare Records, il semble désormais admis que ces deux qualificatifs flous et conséquemment bien pratiques pour les rédacteurs paresseux ou temporairement harassés remplaceront automatiquement n'importe quelle analyse laborieuse de n'importe quel objet artistique un tant soit peu compliqué sans que personne ne s'en offusque trop bruyamment en retour.
Bien sûr, les rédacteurs de The Drone eux-mêmes ne sont pas exempts d'abus similaires (celui du mot "étrange" notamment revient sans doute trop souvent, nostra culpa) lorsqu'un objet musical est suffisamment inouï et inédit pour les plonger dans le doute esthétique ou la stupéfaction. Il n'empêche: dans la mesure où les propositions artistiques les plus intrigantes sont celles qui méritent le plus, le mieux notre attention et nos efforts analytiques, le recours à l'épithète "chelou" a quelque chose d'un désaveu pour la fonction du critique lui-même. A quoi bon parler d'un disque si celui-ci ne mérite rien de mieux que la relégation au point d'interrogation?
Tout ça pour dire que cette nouvelle sortie très singulière de 1080p, label canadien qui voit la plupart de ses références accueillies avec un déluge de froncements de sourcil, ne simplifiera pas la tâche à tous ceux que les objets élaborés à la marge des lignes de force reconnaissables de la musique électronique contemporaine effraieraient encore.
Une fois n'est pas coutume, le contexte d'émergence du truc (2015, Vancouver, les labels cassette, l'outsider house) ne nous aide pas à y voir plus clair. Mais en changeant un tout petit peu le réglage de la focale, on réalise que la musique du duo canadien Neu Balance ne vient pas de nulle part, et affiche même une bonne partie de ses goûts et de son horizon dans son nom, concaténation d'une célèbre marque de sneakers (dont il s'est évidemment fait un emblème au deuxième degré) et du duo le plus influent du krautrock allemand. Pas que Sam Beatch and Sebastian Davidson fassent parti des ravaleurs de krautrock instrumental qui sont légions dans les caves depuis 8-10 ans, mais leur deep house mutine et pleine d'electrons en liberté ne nous fait songer sans équivoque à ceux qui ont le mieux ravivé la flamme de la musique allemande qui n'en fait qu'à sa tête dans les années 90: Mouse on Mars à leur âge d'or minimaliste, Jan Jelinek et les divers artisans de ce qu'on appelait autrefois la "microhouse", Ekkehard Ehlers, Move D...
Et ça ne nous fait pas seulement plaisir parce qu'on adore précisément ce moment (méconnu) de la musique électronique allemande et qu'on heureux de le voir revenir par la petite porte de la musique branchée, mais parce que Neu Balance pressent un jus particulièrement goûteux et comestible avec leurs modèles et les quelques élements hétérogènes liés à leur époque et à leur propre histoire qu'ils ont balancé en bonus dans le creuset. En dépit de leur blaze un peu concon et de la blague bonus que constitue le titre de ce premier Rubber Sole (que tous ceux qui n'attraperaient pas instantanément les tenants et aboutissants du jeu de mots entament immédiatement un jeûne expiatoire), ils viennent même de pondre ce qui est sans équivoque notre référence préférée du catalogue pourtant très épais du label 1080p. Un disque original, singulier, caractériel, mais en aucun cas "chelou", bien plus cohérent et facile à déchiffrer en tout cas qu'un bonne partie de la house expérimentale de ces 2 dernières années. Jetez-y donc une oreille si ce n'est déjà fait.
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