Enseveli sous une décennie de soli au DX7 dans des festivals atroces pour étudiants à cols roulés, là où les quintes augmentées se digèrent nonchalamment entre les huîtres et les bulots, le jazz semblait avoir connu toutes les humiliations. Et si toute musique est probablement condamnée à subir de la sorte le poids de son double pervers et putatif, il pourrait en la matière faire figure d'éternel maudit : défiguré par toutes les horreurs truffaziennes, les breaks jungle en pantoufles, les trompinettes à réverb... L'inventaire est sans fin. Mais depuis un moment maintenant qu'on assiste à son retour dans le champ des préoccupations de toute une population jusqu'ici réfractaire, on pouvait prévoir que quelque noce étrange et inattendue viendrait donner naissance à un rejeton mutant, médiatiquement rédempteur : eh bien c'est chose faite, et il y a du plaisir à voir convoler à nouveau les deux équipes de Born Bad et Digger's Digest qui, après un premier accouchement miraculeux (la BO ressucitée du MariageCollectif), entreprennent ici l'escalade du versant Sud, méconnu, de la production jazz française.
Point de départ d'une tracklist forcément subjective, l'Art Ensemble of Chicago semble assurer la jonction des deux pôles : protestataire et spirituel. Avouons-le, malgré la connexion historique légitime, on se serait sans-doute bien passés de Brigitte Fontaine... Non que le morceau soit mauvais, bien au contraire, mais il y a longtemps que le travail de remise en lumière des albums de sa période Saravah avec Areski, aussi excitants que prospectifs, semblait avoir été effectué. Et puis si Fontaine, pourquoi pas Magny, figure plus austère et pourtant magique, éternelle absente des célébrations nationales ? Concédons : un gros nom en forme de porte d'entrée pour les plus distraits, après tout, tant mieux. Ils n'en découvriront que mieux les autres trésors de guerre, jubilatoires, que l'on trouve du côté de ces enregistrements du Larzac en lutte contre les expropriations paysannes, des digressions de la troupe théâtrale du Chêne Noir, ou des compositions serrées du Baroque Jazz trio, tous classiques des wishlists Discogs, mais jusqu'ici financièrement peu abordables pour le commun des mortels.
Pendant toute une décennie, on a entendu bon nombre d'ayatollah de l'impro subventionnée cracher à la gueule d'un certain jazz-prog, jazz cocktail ou cinéphile, tout en s'enfournant goulûment dans l’œil, une à une, toutes les tartes à la crème idéologiques du moment: individu, liberté, et mon cul c'est du poulet (quoi de plus idiomatique que le rejet des idiomes ?). Ironie du sort: c'est en allant paradoxalement fouiller dans les clichés militants et contestataires les plus ancrés dans l'inconscient collectif que cette Mobilisation Générale parvient aujourd'hui à déterrer quelque chose de vivant : tendu, resserré, composé, sans bavardage ni fioritures, il est le jazz de la technicité pudique, jamais démonstrative. Pulsatif, il lorgne vers l'afrobeat et la bossa. Poétique sans être pompier dans ses saillies déclamatoires, il est aussi celui des cinquantenaires nourris au prog-rock, qui se souviennent encore que Jacques Thollot vient d'une autre planète. Et nous rappelle que, si elle s'oppose à l'époque actuelle dans tout ce qu'elle incarne (profonde et anti-fonctionelle), cette musique savait aussi faire des farces.
Voici un disque important, donc, hommage vibrant à un chapitre épique et méconnu du roman national. Une bonne contribution à l'effort de guerre général : contre peu moins d'uniformisation, pour des prés toujours un peu moins carrés. La très bonne idée pour finir ? Faire appel à Camille Lavaud pour emballer cela comme il sied sous une pochette parfaite, venant visuellement faire écho à toutes ces utopies naïves et bienveillantes qui nous semblent aujourd'hui définitivement interdites.
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