En sept ans de vie familiale et DIY, le label et disquaire indépendant danois Posh Isolation semble s’être construit, identité visuelle irréprochable aidant, une dimension presque pop, capable de fasciner un public hétérogène constitué aussi bien de passionnés déjà acquis à la cause des musiques extrêmes que de profanes en sandales techniques, sans vexer les premiers ni déconcerter les seconds. Après avoir lu et entendu par-ci par-là que cette hype grandissante était le fruit de stratégies de com’ fomentées avec l’air de ne pas y toucher par les deux fondateurs du label Christian Stadsgaard et Loke Rahbek (qui forment tous les deux le duo noise Damien Dubrovnik), on a tenu à se pencher sur ce qui fait vraiment la singularité de Posh Isolation. Rien de mieux pour cela que d’en parler avec l’un des acteurs qui en partagent la paternité, Loke Rahbek aka Croatian Amor en solo.
On rencontre ce Danois hyper-prolifique (également membre du groupe synth pop Lust For Youth et de plusieurs autres micro-projets à géométrie variable) à l’occasion du festival Berlin Atonal, alors qu’il vient de terminer le soundcheck pour son live du soir. Il y présentera Love Means Taking Action, le cinquième album de Croatian Amor. Un premier extrait, "An Angel Gets His Wings Clipped", comptine céleste samplée, re-samplée et étirée jusqu’à devenir une sculpture mouvante de nappes numériques, a déjà été partagé sur Internet avec les louanges qu’il mérite. Installé dans l’un des fauteuils de la salle des machines de l’immense usine désaffectée qui accueille l’Atonal, Loke comprend rapidement qu’on ne mènera pas la traditionnelle interview-promo-du-nouvel-album, mais qu’on cherchera plutôt à comprendre comment lui et Christian Stadsgaard se sont octroyé avec Posh Isolation une part du leadership contre-culturel et esthétique de quelques factions entières de sportswear-punks androgynes disséminées à travers l’Europe.
Croatian Amor - 'An Angel Gets His Wings Clipped'
Entité au bordel maîtrisé, qui, dans sa gestion, ne s’approche en presque rien du label traditionnel, Posh Isolation se laisse de plus en plus entrevoir comme un phénomène (placez ici tous les gros mots que vous voudrez: "de mode", ou pire, "trendy") dont le port du tee-shirt comme signe de ralliement à une communauté qui "en est" semble prévaloir sur le fait d’avoir écouté ou non les 180 sorties d’un catalogue touffu et quasi-inexplorable dans ses branches les plus confidentielles. Ne croyez pas bousculer Loke sur ce point, il assume: "
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière d’accéder à quelque chose de nouveau. Parfois tu vas te mettre à aimer tel type de musique juste parce qu’un logo sur un tee-shirt t’a interpellé. Je ne vois aucun problème à cela, c’est même sain. Dire qu’on a pu rendre les disques de noise attrayants pour certaines personnes, je ne sais pas si c’est vrai mais je le prends comme un compliment".
Attribuer les flirts de plus en plus visibles entre les courants musicaux les plus sous-terrains et les cérémoniels branchouilles des grandes villes européennes au seul fait de la poignée de nerds sexy scandinaves de chez Posh Isolation serait un raccourci bien trop inexact, alors même que, comme l’a dit de la manière la plus brute qui soit le rédacteur en chef de la publication web que vous êtes en train de lire, "la noise devient un truc de modasses". Il n’empêche que cette structure foutraque aux fondations et ramifications purement nordiques (puisque, selon Loke Rahbek lui-même, il faut bien "se fixer des frontières naturelles") semble s’être dotée au fil de son existence d’un sex-appeal unique dans l’univers des musiques expérimentales, dépassant tout naturellement les frontières de ce dernier. Là encore, décrypter une part du mystère revient à s’en remettre au parti pris assurément décomplexé de Loke Rahbek quand il évoque son éveil musical : "J’ai grandi en fréquentant plusieurs scènes, la scène punk, la scène metal… Il y a quelque chose qui m’a toujours dérangé, c’est cette idée qu’il faut être vrai : un vrai punk etc… Mais j’ai toujours trouvé cette idée absurde, je n’ai jamais compris ce qu’ils voulaient dire. On ne peut être vrai qu’envers soi-même."
Lust For Youth "Illume" Official Music Video
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La petite scène qui se réunit sous l’étendard de Posh Isolation, et compte finalement moins de protagonistes que de projets formés et déformés au gré des humeurs, aurait donc enfin concrétisé la grande promesse des années 2010, celle d’enfanter une génération de mélomanes sur-connectés capables de digérer autant d’influences que la pop culture et l’underground en proposent, rendant obsolète la vieille idée de street cred' à laquelle beaucoup s’accrochent encore. A ce sujet, Loke complète : "
j’ai toujours aimé des tas de choses différentes. J’ai toujours écouté du rap, du black metal et du disco" . Il attribue en partie le choix d’assumer tout ça sans le moindre tiraillement à
John Balance et sa bande : "
Coil m’a beaucoup marqué. Ce groupe m’a conforté dans l’idée que tu pouvais avoir une attitude cohérente en portant une chemise disco et faire la musique la plus sombre qui soit. Tu peux trouver un code ADN commun à tout ce que tu fais qui échappe aux étiquettes des bacs à disques".
Si la majorité des discours tenus sur la musique depuis presque dix ans s’accordent sur le fait que les cloisons entre genres ont été abattues, on avait jusqu’à présent droit qu’à quelques preuves plutôt tièdes de la véracité de ce poncif, comme le heavy metal disco de Justice ou la fin du clivage east coast/west coast dans le rap (puisqu’en réalité tout le monde s’est mis a sucer le hip-hop du sud jusqu’à la moelle). Difficile à dire sans le ton emphatique du manifeste que cet article ne prétend pas être, mais cette tribu qui s’étend de Copenhague à Stockholm et qui aime autant Drake que la harsh noise est bien l’une des seules et premières à incarner l’abandon d’un certain conservatisme diffus dans la musique. Pour Loke Rahbek, produire et sortir une musique de niche ne rime pas avec une quelconque glorification du passé, au même titre que sortir des disques bruitistes ne signifie pas en grimer les pochettes de références borderline à des dictatures du XXe siècle. "
La nostalgie est quelque chose de très dangereux je crois", lâche-t-il avant d’insister :
"Tous ces délires de mondes imaginaires dystopiques sont vraiment ennuyeux et contre-productifs, et pourtant plein de gens semblent s’y engouffrer". Si l’on se permettait l’emploi d’un seul adjectif bien rincé pour qualifier la démarche de Posh Isolation, on choisirait évidemment "
moderne", mot auquel Loke Rahbek pourrait presque redonner un sens à lui tout seul quand on voit l’aisance avec laquelle il traverse, presque amoureux d’elle, l’époque dans laquelle il vit, qualité qu’on n’attribuerait pas nécessairement à tout bon soldat de l’underground. "
Je ne pense pas que l’art devrait être un échappatoire. Je crois plutôt que l’art est un outil pour nous rapprocher du monde. Pour moi l’art, c’est de l’hyper-réalité" explique-t-il l’air professoral.
Lust For Youth & Croatian Amor - "Sister"
Posh Isolation, la scène qui gravite autour et ses quelques figures emblématiques dont Loke lui-même fait bien sûr partie, mais encore
Puce Mary ou
Varg, renvoient l’image synergique d’une entité qui n’a aucun compte à régler avec son époque et trouve la poésie là où ses yeux se posent ainsi que "
dans les émotions immédiates que peuvent provoquer un coup de foudre, un bon verre de vin ou une pilule d’ecstasy". Au final, Posh Isolation n’a nul besoin de sortir un hit ou de n’importe quelle autre compromission pour plaire à votre petite soeur ou à vos amis fashionistas au hasard de leurs pérégrinations culturelles sur internet ou dans la vraie vie, car Loke Rahbek et les siens, en bons post-post punks plus prophètes et plus malins que les aînés de leurs aînés, savent séduire. Un don presque naturel dont Loke, d’abord réticent, finit par parler avec justesse et lucidité quand on aborde l’identité visuelle du label :
"Tout est une question de transmission. Il faut trouver les mots et les images justes pour amener les gens à ce qui te semble beau. La présentation fait tout, j’ai un peu appris ça de Prurient. C’est comme ces oiseaux de paradis qui font des danses pour mettre en valeur leur plumage et pouvoir attirer les femelles, c’est une bonne image pour illustrer cette tactique commune à tous les domaines de la production humaine. J’aime faire ça, ça ne me dérange pas, c’est normal et même plaisant". Si lucide qu’on lui laisse la métaphore finale.