Pour la troisième année, on vous présente les sorties de l'été à côté desquelles on était passé, la faute à notre fâcheuse tendance à déguerpir de l'open space dès que les maigres rayons de soleil daignent s'installer dans la capitale. L'été 2016 aura été riche en rebondissements tout autant qu'en faux bonds : de toutes les sorties qu'on aurait pu anticiper, rares auront été celles qui auront remporté la mise dans nos cœurs et nos esgourdes de mélomanes aguerris - Frank Ocean notamment, dont on étudie le cas très vite. Cependant, d'inattendus casse-cous auront sorti l'artillerie lourde sans prévenir, et des nouveaux venus auront profité de cette (soi-disant) trêve estivale pour pointer le bout de leur nez et nous filer quelques coups de coude en guise de bienvenue. Résumé d'un été rock, techno, garage et expérimental placé sous le signe de la surprise et du retournement - provisoire ? - de veste.
- On imagine bien les gars de Fat White Family tenir une sorte de conciliabule la gueule complètement arrachée à la kétamine et au Bailey's: "Il y a un souci, les mecs. Je crois qu'on a failli faire croire aux gens qu'on n'était pas seulement des drogués dernièrement, mais qu'on pouvait aussi tenir des conversations censées et ne pas passer uniquement pour des crevures totalement irresponsables. Il manquerait plus qu'on devienne des leaders d'opinion et qu'on nous demande très sérieusement notre avis sur le Brexit - ah merde. Ça vous dirait de sortir un single complètement con, de revenir à nos marottes anarcho-cocos (on se refait pas), d'appeler le mec des Black Lips pour nous aider à récupérer notre street cred' pipi caca, de garder Sean Lennon à la production parce qu'il est sympa et qu'il a plein d'argent, et puis pourquoi pas de faire une chanson en l'honneur de Connan Mockasin pendant qu'on y est, histoire de pas faire de jaloux et de montrer qu'on arrive quand même toujours à casser les couilles de TOUT LE MONDE ? Qui est chaud ?"
- Pas trop jouasse de vivre dans la République de l'Etat d'Urgence, Somaticae sort une cassette dont les bénéfices potentiels seront reversés à une caisse de solidarité pour les personnes inculpées lors des manifs. Les deux faces d'Oligarchie ont été crachées sur le vif à Genève et Villeurbanne par Amédée de Murcia, dans un état de torpeur et de haine incontrôlable. La première face pour parer les coups de matraques en poussant le pitch à l'agonie sur une boîte à rythme à moins de 71 BPM, la seconde pour rendre la politesse aux casqués par la répétition systématique de petits assauts saturés, comme un long entartrage avec des sachets de gravier. Police (pas le groupe) partout, Justice (le groupe) nulle part.
- Paysage aride, patterns répétitifs et entêtants, mélodies absentes : avec "Force", extrait de l'EP Riffs sorti en cet fin d'été sur le label de Vancouver 1080p, la jeune productrice new-yorkaise Umfang continue à tracer le chemin qu'elle avait amorcé à l'été 2015 sur le LP OK, de faux DJ Tools qui cachent des secrets bien plus complexes. Le féminisme façon TR 808.
- Dean Blunt, la moitié masculine du duo hip hop expérimental/impayable Hype Williams a sorti cet été un titre envappé via son projet à géométrie variable Babyfather. Après un album sombre et réflexif sorti ce printemps sur Hyperdub et avant sa tournée américaine automnale, l'artiste londonien lâche la bride le temps d'un "Skywalker Freestyle" posé sur une boucle de Kate Bush en featuring avec Triumph Allah (ne cherchez pas, comme tous les membres de Babyfather - en dehors de Blunt - il n'existe pas).
- Craig Clouse de Shit & Shine a décidé que le son ciselé au scalpel façon Everybody’s a Fuckin Expert et 4 Synth-Brass, 38 Metal Guitar, 65 Cathedral, ça allait bien deux minutes. Teardrops est donc un retour aux sources, assez proche de la musique qu’il faisait en 2005, pleine de larsens, de blastbeats et de disto bien dégueulasse. L’album rappelle beaucoup Ladybird (sur Latitudes), à ceci près qu’il préfère ici les micro-vignettes façon « punch in the face » à la longue envolée psyché-maboule à la Smoke. Exit la proto-techno donc, bonjour la bastonnade pour headbanger post-internet. Les titres parlent d’eux-mêmes : « Ibanez Destroyer », « Hellraiser Solo 6 », etc. Teardrops est plein à craquer de batteries compressées et saturées et de voix parasitées tout droit sorties d’une émeute. C’est plus brutal que les récents efforts du bonhomme mais c’est aussi, bizarrement, moins spontané : Clouse a regagné en violence ce qu’il perd en délire sonore et en folie furieuse post-situ.
- Un boxeur, une chanteuse pop, un gorille martyrisé (Harambe, auquel Chvrches a également rendu hommage ce week-end au festival de Reading) et une bonne partie de l'aristocratie du rap du sud : c'est ce qu'on trouve sur Jeffery, la déjà 3ème tape de 2016 de Young Thug que l'on doit dorénavant appeler de son nom de naissance, Jeffery Williams - il a en revanche gardé un goût intact pour les robes de créateur comme l'indique la pochette du projet. 10 morceaux, nommés chacun d'après l'une des idoles du rappeur, de Rihanna à Wyclef Jean en passant par Floyd Mayweather. Du solide et un single déjà clippé en featuring avec Travis Scott et Quavos.
- Sorti un peu comme la cerise d'un gâteau qui laisse les lèvres sucrées et qui se digère toujours avec délice, ce "Bus In These Streets" du bass god (huhu) Thundercat risque bien de vous faire passer 2 minutes trente dans le cosmos, comme à son habitude. Chantonné à la manière d'un Donald Fagen légèrement attaqué au THC, le titre repose bien évidemment sur une ligne de basse parfaite et quelques miaulements de synthés en orbite. Les paroles, évoquant avec mordant et second degré notre addiction à la technologie, rappellent qu'un peu d'esprit n'est jamais de trop dans les bonbons mélodiques. Pas grand chose à jeter donc.
- Pendant que vous vous la couliez pépouze sur les plages, Gonjasufi venait plomber le mois d’août, avec Callus, son troisième album paru chez Warp. Loin des parasols, Sumach Ecks fait avancer ses petites vignettes pleines d’échardes, vers une torpeur aussi malfaisante que fascinante, où surnage toujours sa voix chevrotante dans ce qui s'apparente peut-être déjà à son meilleur album.
- On vous le disait déjà il y a quelques mois de cela, cela fait maintenant quelques années que le label portugais Principe Discos "va cueillir ses plus beaux fruits à la source du ghetto lisboète, où ses déclinaisons bâtardes du zouk, batida, pagode, kuduro angolais, viennent se frotter à des relectures irrévérencieuses de la bass music, house, techno et grime qui se déploient aux bordures de la capitale, pour mieux les en extraire et les faire ensuite exploser à la face du monde." Fin juillet, DJ Marfox et sa bande nous gratifiaient de leur première compilation, fruit de plusieurs années de labeur et d'une côte de popularité toujours plus exponentielle qui dépasse désormais les seuls clubs de Lisbonne. Vingt-trois titres d'une inventivité rythmique proprement incroyable, qui réussissent en outre l'exploit de n'être absolument pas épuisants sur la longueur. En somme, une réussite totale pour l'un des labels les plus éclatants et rafraichissants de ces cinq dernières années, et une mise en bouche idéale pour ceux dont la techno analo-crado et les blips-blips post acid commencent sérieusement à sortir par les trous de nez.
- The Garden est sans doute le duo post punk le plus fumiste qu'ait enfanté la côte Ouest ces dernières années, et aujourd'hui encore, ils ne semblent toujours pas savoir s'ils doivent se foutre intégralement de notre gueule ou écrire des morceaux qui claquent – en témoigne ce "Call This # Now" paru cet été, sommet de circonspection énamourée. Après plusieurs années à écumer les catwalks de Saint Laurent et à tenter d'apprivoiser une formule basse-batterie chez Burger Records qui doit autant aux Minutemen qu'à Death Grips (ouais, parfois ça leur arrive même de "rapper"), les jeunes jumeaux Shears ont semble-t-il opéré une mue qui ne manquera pas de continuer à faire hausser les sourcils de leurs détracteurs habituels : après une signature chez Epitaph l'an dernier, un album produit par Ariel Pink (dont au moins la moitié est à jeter à la poubelle), les deux se fringuent désormais comme des concessionnaires juggaloos prédateurs sexuels et sonnent comme du Mr Bungle absent et désinvesti. Le mystère reste entier, comme on dit.
- Sorti sans annonce officielle ou de campagne promo, 2845 est le premier Convextion depuis une dizaine d'années et c'est ainsi que son apparition sur Discogs aura suffit à mettre les fanatiques en émoi. Sous cet alias se cache Gerard Hanson, originaire de Dallas à qui l'on doit entre autres E.R.P., projet dévoué à l'electro syncopée dont les disques les plus recherchés s'échangent à prix d'or sur le net. Pas de syncope ou autres boom boom tschak chez Convextion qui a toujours exploré le versant le plus techno des choses. Techno oui, mais pas d'obédience industrielle, au contraire. Il s'agit ici de 7 morceaux à forte teneur cosmique et empreints de mélodies élégantes servis par une production d'une finesse millimitrée que l'on devine quasi-exclusivement analogique. Fait rare pour un album de musique conçue pour le dancefloor, ce disque assure une mise en orbite aussi efficacement sur la piste de danse que dans un canapé.
- Réalisée par DJ Sundae et Julien Decherry, la compilation Sky Girl réunit quinze morceaux entre folk et new wave lo-fi produits entre 1961 et 1991. Des morceaux sortis en micro-pressages privés uniquement et donc hors du circuit habituel, inconnus et oubliés mais dont la sincérité ne peut que nous atteindre directement. Avec un fil rouge évanescent qui tient plus de l'oreille des deux diggers que de tout autre critère, on se laisse porter par leur sélection à fleur de peau, délicieusement aigre-douce. Certes, une première version de la compilation était sortie en 2013 de manière limitée et exlusive chez Colette (et dont Olivier Lamm nous parlait ici même) mais on se félicite de sa sortie récente en vinyle par le label Efficient Space, accompagnée de liner notes par Ivan Smagghe et de visuels par Misha Hollenbach. Un disque immanquable pour tout explorateur de son, dont on vous reparle plus en détail très vite.
- Deux nouvelles sorties notables cet été de la part de Legowelt aka Danny Wolfers. Côté dancefloor, UFOCUS, projet qui explore les versants plus house et downtempo du producteur batave. Entre morceaux carrément club par leur énergie et leur structure et des esquisses plus courtes, on reconnait aisément d'un côté la patte du producteur tout en observant des différences avec son travail habituel. Le résultat est rafraichissant et l'on retiendra sans doute les deux ou trois tubes club plutôt que le reste, de bonne facture mais qui terminera sans doute noyé dans la masse de la discographie prolifique de Monsieur Wolfers.
- Côté expérimental, ZANDVOORT & UILENBAL est une oeuvre commandée par Concertzender, vénérable institution hollandaise dévouée à la musique "sérieuse et exceptionnelle". Ici, Wolfers et son acolyte Jimi Hellinga utilisent deux instruments atypiques en plus de leur arsenal habituel de synthés : un harmonium du 19ème siècle, une sorte d'orgue compact dont le son de la boiserie qui craque est restitué intact, ainsi que le Mixture Trautonium, synthé primitif construit en 1929 en Allemagne et amélioré depuis qui est capable de restituer toute une pallette d'ondes sonores. Une des sorties les plus ésotériques et inhabituelles de Legowelt où le son pur et chaleureux des instruments sus-cités cohabite avec celui des synthés. Avec des références assumés allant de Gesualdo à Morton Feldman, voici un disque qui risque de parler d'avantage aux amateurs de musique expérimentale que de musique à danser, mais qui révèlera ses secrets aux auditeurs patients et hardis.
- De prime abord, on croirait à un nouveau caprice de Delroy Edwards : trente bidules lo-fi qui dépassent rarement les deux minutes et qui ratissent avec plus ou moins de finesse les obsessions du jeune homme, du post-punk le plus crasseux au tape-gangsta rap le moins vendable. A première vue donc, on prendrait facilement ce double LP comme un petit rictus moqueur semblable à celui que le petit Brandon nous adresse sur la pochette. Puis, en y mettant un peu de bonne volonté, on se laisse toucher par le charme de l’intention et la grâcieuse maladresse du résultat. Hangin’ At The Beach s’avère donc être un essai émouvant au titre fort évocateur puisqu’on imagine bien Brandon traîner sa mélancolie sur la promenade de Venice Beach à l’écoute de cet adorable assemblage de boucles empli d’un fin mélange de spleen urbain et d’hédonisme océanique.
- Jamais derniers pour remettre en question l’outrecuidance avec laquelle vous osez bâtir une frontière entre bon et mauvais goût, les Bretons des Editions Gravats (label entre autres tenus par Low Jack) ont encore frappé cet été, cette fois avec une mixtape de reggaeton, cette musique portoricaine qui ne nous quitte jamais vraiment au vu de son influence flagrante dans des dizaines de hits mondiaux. A l’initiative de ces deux faces de riddims synthétiques et endiablés compilés selon le critère de n’être accompagnés que par des mc’s féminins, on trouve Clara !, mystérieuse dj affiliée aux joyeux punks de PRR! PRR! et originaire de Galice, région castillane où de nombreux clubs diffusent, vous l’aurez compris, du reggaeton. Cette longue phrase pour vous dire à quel point Reggaetoneras 2 s’offre à nous aussi bien comme un témoignage presque savant dont la perfection technique du mix ajoute au sérieux de l’entreprise que comme une énigme au fétichisme assumé qui trouble avec malice toutes nos petites habitudes d’auditeurs.
- The Scientists ont réussi l'exploit d'être les premiers abonnés, dès la troisième édition, à la rubrique de l'été de The Drone. On ne sait pas pourquoi Numero Group persiste à ressortir leurs disques en pleine période estivale, donc creuse, mais dans tous les cas, après leur premier album éponyme réédité l'année dernière, on est toujours aussi dingue de cette perle australienne post punk garage apparue lors de la jonction 70-80, et qui n'avait jusqu'ici pas bénéficié de reconnaissance digne de ce nom. Pourtant, à l'écoute des merveilles de power pop glam qui composent la compilation A Place Called Bad parue cet été, on ne peut s'empêcher de penser qu'ils auraient dû hériter d'un destin à la Buzzcocks ou New York Dolls. Au moins.
- Quel rapport entre Jamie Lidell, Africa Hitech, Gonjasufi et Grizzly Bear ? Warp Records. Eclectisme assumé ou direction artistique au doigt mouillé depuis le mitan des années 2000 ? Après une année 2016 déjà chargée de sorties couvrant une bonne part de la géographie indie contemporaine - les historiques Aphex Twin et Autechre, le rappeur édenté de Detroit Danny Brown, l'eletronica pop de Darkstar ... - le label anglais ajoute une signature à son imposant catalogue avec le jeune Londonien Gaika. "3D", son premier titre pour le label, est une sorte de dancehall glacial qui dépeint un Londres morcellé et angoissé en proie aux "forces oppressives qui exercent leur volonté sur le monde". À suivre ?
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