Chaque semaine et jusqu'à la fin de l'année, on vous propose un article sur un album qui a selon nous circonscrit l'année 2016, que ce soit par ses propositions formelles, ce qu'il peut nous dire en creux sur l'état du monde qui nous entoure, ou ce qu'il peut éventuellement préfigurer pour la suite. On parlera des disques que l'on a aimés, ceux que l'on a détestés, des grosses sorties, des plus confidentielles, des disques qui sortent de notre champ de vision immédiat, ou encore d'albums qui ont pu échapper à nos radars pendant l'année. Aujourd'hui, on vous parle de l'album de Powell, Sport, sorti la semaine dernière chez XL Recordings.
Le 20 septembre dernier, alors que la soirée Hyperréalités à la Gaîté Lyrique présentait successivement des performances de Sister Iodine, Powell, Thurston Moore et Stephen O'Malley, il était assez intéressant de noter les similarités d’intention dans la musique des premiers et celle du second, traversés par un besoin apparent de détruire leur propres constructions. Mais alors que les pionniers noise français échafaudaient un amas de fureur et de cataclysme sonore et trouvaient paradoxalement un canevas dans le gravat, le live électronique de Powell, fait de ruptures de rythme, de boucles dépassant rarement les 20 secondes et de taquineries avec l'auditoire, semblait au contraire vouloir s'échiner à buter contre un mur et à ne pas trouver de porte de sortie. Dans le public, des spectateurs au premier rang tentaient tant bien que mal de danser, tandis que d'autres, circonspects, semblaient incapables de se laisser entrainer par la musique du Londonien - ce qui est un peu problématique pour de la musique de danse. On pouvait alors y voir une impasse, une volonté de dévier des impératifs fonctionnels de ce genre de musique, ou bien un dernier rempart de confrontation d'un artiste envers un public de plus en plus blasé et qui ne s'étonnerait plus jamais de rien.
Le détournement permanent
Depuis ses premiers maxis parus en 2011 sur son propre label Diagonal Records (désormais l'un des labels en vue de ce que la musique électronique peut produire de plus furieux et désaxé), Powell s’évertue à toujours subvertir plus avant l’idée même de club music (c'est aussi le nom de son maxi paru en 2014 dans lequel figurait l'un de ses héros noise Russell Haswell et sur lequel il samplait des morceaux de no wave), créant des ponts entre punk hardcore, dance music démantibulée, plaquant des références à la musique industrielle la plus abrasive et la plus éloignée possible de l’idée même de plaisir ou de divertissement, le tout chapeauté par des campagnes de promotion toujours plus ingénieuses, malicieuses et culotées – on y revient. Mais si à l’époque des premiers maxis, la musique de Powell se caractérisait par une énergie et une immédiateté assez irrésistibles, elle se déploie aujourd'hui de manière bien plus tortueuse, fuyante et complexe.
Il suffit de comparer le recueil de maxis 11-14, paru en 2014, avec son premier véritable album Sport qui sort ces jours-ci, pour mesurer le chemin parcouru par Powell en deux ans : si le premier est d’emblée charmeur, dansant jusqu'à l'incandescence et enfilant les attraits du post punk et de la no wave pour n'en garder que les hooks les plus audacieux, le second semble bien plus malaimable de prime abord, comme s'il ne cherchait plus l'adhésion, mais semblait ouvertement suggérer à l'auditeur d'aller voir ailleurs. Ironie du sort (ou pas d'ailleurs), c’est au moment où Powell possède le plus de visibilité (relative par rapport aux ténors de la techno, certes) qu’il choisit de sortir son disque le plus difficile, compliqué et alambiqué. Lorsqu'on le rencontre quelques heures avant le concert, lui nous assure pourtant qu'il n'a jamais considéré sa musique en termes de confrontation :
"Même s'il y a un élément de provocation dans ma musique, je ne l'ai jamais envisagée en tant que telle. Je ne cherche pas spécialement à faire chier les gens, ni même à tenir un discours. Je cherche uniquement du plaisir dans ma musique, dans ce qu'elle me procure. Si je change de boucle toutes les dix secondes, c'est parce que je trouve ça fun. C'est l'imprévisibilité qui me motive, j'essaye de créer et d'émuler une énergie dans mes concerts. Pour moi les meilleurs shows sont ceux où tu partages un sens de l'hédonisme et du danger. La plupart de la dance music contemporaine manque de ça : elle est devenue tellement prévisible, chiante et sans intérêt."
Une anarchie seulement apparente
Quand on lui fait remarquer que sa musique est arrivée aujourd’hui à une sorte de point névralgique, semblant constamment au bord de la rupture, comme si elle cherchait elle-même à s’autodétruire à chaque instant, dans un même geste d'auto-sabordage et de tentative d’échapper à toutes les catégories qu’on a essayé jusqu’ici de lui accoler (no wave, post punk, rave idiote, power electronics, EBM et j'en passe), Powell, non seulement acquiesce, mais nous suggère fortement de l’écrire dans notre article. Depuis ses débuts, le jeune homme semble d'ailleurs être en contrôle permanent de sa propre image (jouant de la typographie de son nom comme d’une marque déposée ou d’un personnage à part entière, que ce soit dans ses clips, sur ses pochettes ou sur les écrans à 360 degrés de la Gaîté Lyrique), et cette remarque en dit particulièrement sur la précision de son emprise sur sa musique et ses moyens de diffusion, cachée derrière une apparente anarchie.
"Je ne sais pas si ça a voir directement avec la notion de divertissement. Mais j'ai toujours aimé la combinaison de ces musiques et des images qu'elles invoquent. Le pouvoir des deux ensemble, je trouve cela profondément excitant, et je ne sais pas si c'est nécessairement un problème de n'en retirer que du plaisir, de l'ôter de sa charger politique ou autre. La musique a tellement évolué, la manière de l'appréhender également."
Il est évident que Powell utilise à profusion des images et des symboles identifiables pour servir sa musique. Désormais coiffé d’une éternelle casquette de chav sur la tête (avec la gestuelle outrancière en concert qui va avec), il incorpore maintenant à son acte le motif de la pastèque qui revient sans cesse : sur son propre show qu’il présente chaque mois sur la radio NTS (Melon Magic), dans ses artworks, dans un de ses derniers clips ("Jonny"). On ne compte pas les outils promotionnels et les subterfuges qu’il use pour inviter son public à le suivre, comme autant de pistes et de petits cailloux disséminés pour qu’on ne perde pas la cadence - paradoxe quand on voit à quel point il tente dans le même geste de dévier de toute idée de catégorisation et de délimitation. Le sommet de cette mise en spectacle constante est sûrement arrivé l’année dernière, lorsque Powell a envoyé un mail à Steve Albini afin de sampler une chanson de Big Black sur son single "Insomniac". Le fondateur de Big Black lui a répondu dans une litanie d’insultes impayables qu’il détestait toute idée de club culture et donc tout ce que Powell représentait.
Ce dernier en a profité pour inclure l’échange de mails corsé dans le clip du morceau, XL Recordings a loué un panneau publicitaire en plein Londres affichant le mail afin d’en faire la promo du clip d'"Insomniac", et toute l'histoire a généré un bordel pas possible, ce qui a d'ailleurs surpris Powell le premier : "J'étais étonné que les gens le prennent comme une attaque personnelle contre Steve Albini qui est de mes héros, ou encore une manière de le troller. La raison pour laquelle j'ai fait ça était pour démarrer une conversation. Tout ce qu'il a dit était d'ailleurs juste : il s'en prenait plutôt à une certaine idée de l'EDM aujourd'hui, qui pour le coup, a plus avoir avec l'idée d'entertainment qu'autre chose".
Aujourd’hui, pour accompagner la sortie de Sport, Powell a envoyé une sorte de pack presse aux journalistes bien différent de l’appareil promotionnel habituel, en y incluant les moments forts de son existence année par année, ainsi que la divulgation de sa propre adresse mail afin que n’importe qui puisse lui poser la question qu'il souhaite : "J'ai répondu à tout le monde, il a dû y avoir plus de mille maills ! J’ai eu des conversations enrichissantes sur la vie, les films, des livres. J’ai pris beaucoup de plaisir, ça montre que la plupart des gens sont loin d'être des trolls. Si j’avais fait ça sur Youtube, ça aurait sûrement été une autre paire de manches (rires)". Au niveau du merchandising, vous pouvez commander des genouillères, des brassards, des balles de tennis, un vélo, et même un cheval (!) à l'effigie de Powell sur son site.
Plus que de la simple blague potache, le jeu de pistes autour de son nouvel album rappelle en cela celui de Daniel Lopatin, qui créait un groupe imaginaire sorti des années 90 comme inspiration du dernier album de Oneohtrix Point Never, ou encore du jeune Loke Rahbeck du label danois Posh Isolation (qui collabore d'ailleurs sur le titre "Mad Love" du nouvel album, anti chanson d'amour sortie pour la Saint-Valentin), qui invitait comme Lopatin les auditeurs à construire leur propre album à partir des pistes du disque. Powell fait ainsi partie de cette tranche de producteurs pour qui il ne s’agit pas seulement de s’écarter de l’appareil promotionnel de plus en plus étriqué et de plus en plus cruellement consensuel qu’on impose aujourd'hui aux artistes, mais bien de pouvoir être mesure de maîtriser leur propre récit. Et aujourd'hui, on serait tenté d'affirmer sans sourciller que le récit est devenu presque (si ce n’est plus, parfois) important que la musique elle-même.
Le jeu constant autour de sa persona, sa lassitude par rapport à la musique électronique actuelle, le sentiment d'ennui tout autant que l'insularité dans laquelle il plonge aujourd'hui la sienne (la critique lapidaire du Guardian à propos de Sport montre d'ailleurs bien l'incompréhension qu'il inspire régulièrement désormais), dénotent une certaine volonté de la part de Powell de questionner ce que doit être ou ne pas être la musique de club, interrogations que l'on ne retouve que trop rarement chez les adeptes de la musique de danse aujourd'hui.
Lui-même est allergique au terme simplificateur de techno no wave : "La no wave est quelque chose qui s'est passé il y a trente ans, spécifique à cette période, de ce qui se passait à New-York à ce moment-là. Ça me frustre qu'on tente de ramener ma musique à ça, parce que je n'ai jamais essayé de faire quelque chose de similaire. C'est peut-être différent maintenant qu'il y a trois ou quatre ans, quand les gens ont commencé à dire ça. Mais maintenant, ma musique est plus croustillante, plus piquante."
Parler de punk électronique pour décrire la musique de Powell n'est alors pas seulement réducteur, c'est passer à côté de ce qui fait son sel : soit une musique qui retrouverait les origines un peu bêtes du plaisir et de l'amusement par le cassage de ses propres jouets et la mise à sac jouissive et régressive de ses propres propositions. Une musique un peu idiote, inégale, repliée sur elle-même, sûrement très droguée et confuse, mais dont l'autisme et la cacophonie en disent paradoxalement beaucoup plus sur l'époque que d'autres disques qui essaieraient ouvertement de parler au monde de manière inclusive.
Le nouvel album de Powell, Sport, est sorti vendredi dernier sur XL Recordings.
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