Comme des libraires en pleine rentrée littéraire, on va se plaindre parce que tous les rappeurs du monde ont décidé de sortir leur disque en même temps et qu'on ne sait plus où donner de la tête. La vérité c'est qu'on est super excités parce que ça nous rappelle les mercredis après-midi chez le disquaire du coin, quand on avait 150 balles dans la poche-arrière du jean et qu'il y avait tous ces disques bourrés des mêmes scratchs de DJ Premier ou des mêmes refrains de Nate Dogg (c'était l'un ou l'autre, fallait choisir son camp) qui nous tendaient les bras.
Ces derniers jours, alors que tout le gotha rap s'était donné le mot pour inonder nos feeds Soundcloud et nos playlists Spotify au même moment, on s'est tus, on a été avares en commentaires et on a pris le temps de tout écouter religieusement - les 79 minutes du disque un peu mégalo et boursouflé de Kendrick Lamar (qui occupe l'espace comme le fait Amélie Nothomb chaque mois de septembre, les fruits pourris en moins), les 3 mixtapes (et demi) du taulard Gucci Mane, l'album un peu foufou mais bien troussé d'Action Bronson, le retour poussif mais pas honteux des briscards de l'indé Cannibal Ox et les dernières sensations de Chicago, Baton Rouge, Atlanta et Houston. On a même pris sur nous et écouté en entier l'album survendu de Brodinski, qui est à Mike Will Made It ce que Richard Clayderman est à Glenn Gould.
Mais toute cette agitation ne nous a pas empêché de répérer le seul vrai bon disque de rap de ces derniers jours. Derrière son titre d'autiste et sa pochette aimable comme une porte de prison, I Don't Like Shit, I Don't Go Outside, le deuxième album d'Earl Sweatshirt, est le disque qu'on n'attendait plus de la part de la marmaille Odd Future. Condensé de rap noir et nihiliste, rêche comme du papier de verre, débarassé de toutes fioritures (30 minutes pour 10 tracks sans le moindre refrain digne de ce nom), la suite de Doris écrase pourtant bel et bien la concurrence.
Lately I’ve been panicking a lot
Feel like I’m stranded in a mob
Scrambling for Xanax out the canister to pop
Aussi éloigné de la Great Black Music fédératrice de Kendrick Lamar que de l'entertainment de Bronson et en rupture avec l'horrorcore adolescent de ses débuts, Sweatshirt fait ici dans le rap dur, parano et acariâtre, volontiers fermé sur lui-même et parfois même franchement inconfortable ("Grown Ups"). La bande-son (signée par Earl lui-même sur 9 des 10 titres), est à l'avenant : beats squelettiques, claviers sinistres, basses écrasées, prods minimalistes... le garçon a oublié d'être funky.
Si Lamar et ses spin doctors (Flying Lotus en tête) semblent avoir réécouté en long et en large les vieux disques jazz-rap du Project Blowed avant de concevoir To Pimp A Butterfly (à cet égard, on cosigne l'article de Complex qui pointe les ressemblances avec les chefs d'oeuvre oubliés de Freestyle Fellowship et The Nonce), c'est à un autre pan du rap dit westcoast underground que l'on songe ici. L'ombre du grand échalas Subtitle - dont vous seriez bien inspirés de (ré)écouter les grands disques bizarres du début des années 2000 (I'm Always Recovering From Tomorrow, Lost Love Stays Lost, Young Dangerous Heart) - plane sur plusieurs pistes de I Don't Like Shit, I Don't Go Outside. Une filiation qu'on devinait déjà dès les débuts d'Odd Future et qui se confirme avec le rap austère et métallique déployé par Earl Sweatshirt sur ce disque qui ne vous donnera pas envie de sortir ni d'aimer quoi que ce soit mais dont le pouvoir d'attraction est assez spectaculaire.
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