Vue d'ici, en plissant un peu les yeux, la France de 1975 a des airs de Paradis. Les gens roulaient en R12, les disquaires étaient des sanctuaires, les terroristes lâchaient de la punchline au kilomètre et Histoire d'O faisait un tabac au cinéma. Pour ce concerne la musique, la pop internationale amenait du neuf chaque semaine, la variété brassait des milliards d'anciens francs, on bricolait dans dans les gros studios du Val d'Oise ou du 20ème arrondissement dans des nuages de fumée un peu douteuse.
Vus de la France de 2015, des crevards du plan synchro et des disques pressés au compte-gouttes, même les semi-esclaves de la musique utilitaire qui cachetonnaient dans les backing-bands de Sheila ou Joe Dassin ont l'air d'avoir eu des destins formidables. Multisamplés par les producteurs de rap US et réédités en grande pompe par des labels du monde entier, les pionniers méconnus de la musique d'illustration notamment font depuis quelques années l'objet des fantasmes les plus abracadabrants.
Liberté d'expérimenter, moyens pharaoniques, relations symbiotiques avec des labels étonnament enclins à encourager la créativité débridée de leurs poulains: la plupart des enquêtes et articles parus sur le sujet de la library music dans la presse spécialisée (y compris celui rédigé par l'auteur de celui que vous êtes en train de lire il y a quelques années) fait grand cas de l'étrange dégondage généralisé qui caractérise les disques les plus remarquables émergés de cette parenthèse plus ou moins enchantée. Mais peut-être que la France des années 2010 a un petit souci avec son présent et son passé. Peut-être qu'elle n'a pas bien écouté. Quiconque s'est assis à une table avec Janko Nilovic, un des membres survivants d'Arpadys ou le grand Bernard Fèvre de Black Devil Disco Club sait que la réalité ressemblait moins au Nashville de Robert Altman qu'à un cocktail de galères, de café robusta et de cassoulet en boîte.
On est ainsi très désolés de l'écrire mais en dépit d'une discographie glorieuse de la première à la dernière référence, Jean-Pierre Decerf est l'un des protagonistes les plus emblématiques de ce désenchantement. Samplé très tôt par le Wu Tang Clan, cité comme un classique par Air et la plupart des crate-diggers de la planète, ce fils d'ingénieur du son a fait le gros de carrière dans la pénombre la plus complète après une sévère déconvenue commerciale avec le projet Magical Ring. Financé par Renaldo Cerri du label Chicago 2000 et mixé en Angleterre par Keith Grant, le seul disque commercial de Decerf est sorti une semaine après Oxygène de Jean-Michel Jarre après des mois de déboires et fait un four tout sauf retentissant.
A une ou deux anecdotes près (notamment son amitié avec François de Roubaix, à qui il a prêté son Elka Rhapsody pour qu'il enregistre le thème de La Scoumoune), Decerf a ainsi fait sa carrière à contre-courant de sa vraie passion, le rock progressif, et gagné ses lettres de noblesses chez les collectionneurs de space disco alors qu'il se fichait pas mal de science-fiction et que son plus grand regret financier est précisément d'être passé à côté du disco.
On prévient donc l'auditeur pressé: si l'on entre effectivement dans cette formidable anthologie ourdie pour Born Bad par les indispensables Alexis Le-Tan et Jess comme on entre dans un bain de grooves dingues, de mélodies formidables et de jolis souvenirs, ce n'est pas un disque dénué de tensions, de noirceurs et de contradictions. Mieux ou pire, c'est une vraie tranche d'histoire de France, de l'underground musical tel qu'il était vraiment, remplis de gros bosseurs, d'incapables, de petits malins et d'âmes cabossées. Le gros livre de cette époque reste à écrire (on lance un appel officiel à Olivier Rolin ou Tristan Garcia qui pourraient être intéressés) mais la bande-son est d'ores et déjà dispo (par exemple en cliquant ici: http://shop.bornbadrecords.net/album/space-oddities-1975-1978). A noter d'ailleurs que Le-Tan et Jess ne comptent pas en rester là puisque d'autres volumes de Space Oddities consacrés à d'autres pionniers-crevards de la library music doivent paraître dans le futur sur Born Bad. Bonne écoute.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de nos cookies afin de vous offrir une meilleure utilisation de ce site Internet.