C'est une histoire connue. David Carr, avant de devenir un des journalistes spécialistes des médias les plus respectés au monde, et une figure marquante de l'histoire du New York Times (immortalisé par le documentaire Page One), fut un junkie violent et jusque-boutiste. Dans La nuit du Revolver, il part à la recherche de ses souvenirs déformés voire décimés par son abus de substances. Il mène une véritable enquête journalistique sur son passé à force d'interviews et de recherches et met le doigt sur une donnée importante de notre rapport à la mémoire. Les souvenirs sont une construction de notre esprit, de notre sensibilité, une fiction transformée à chaque fois que l'on raconte une anecdote.
Lorsqu'il raconte sa première prise de cocaïne dans les toilettes d'un restaurant il fait appel à une référence littéraire audacieuse quoiqu'étonnamment juste. Vous pouvez rire si vous voulez, mais Proust a décrit le même phénomène avec sa madeleine : "Je tressaillis attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause". Le souvenir de ce premier flash est déterminant pour chaque drogué. Même quand l'effet s'atténue, ce souvenir reste présent. On se lance alors à sa poursuite, parfois durant quelques heures, parfois durant quelques jours-dans mon cas pendant des années.
Ce passage et l'idée sous jacente m'ont interpellé par leur notion très universelle et actuelle d'addiction au passé. Et dans notre capacité, décuplée par le contexte médiatique et technologique, à embellir une histoire culturelle et artistique antérieure. Plus simplement, à force de reboots des films de notre adolescence, de revivals et de reformations de groupes disparus avec notre acné (pour les plus chanceux d'entre nous), ne sommes-nous pas à la recherche perpétuelle de cette sensation de flash initial ? La première fois que j'ai écouté Nirvana, la première fois que je suis monté sur un skate, la première fois que j'ai fumé un joint ou connu l'ivresse d'une demi canette de bière tiède sur un parking de supermarché la nuit...
Et c'est probablement cette pulsion qui m'a poussé à écouter un nouveau morceau d'At The Drive In en 2017. Ni vraiment mauvais, ni vraiment bon, il ressemble probablement à la millième fois où vous avez pris de la cocaïne dans votre vie (ce que le ministère de la santé et vos parents ne recommandent pas, bien entendu). L'espoir que ce flash initial et glorieux allait réapparaître avant de céder la place à une impression de déjà vu et un gros soupir de lassitude plutôt qu'un shoot d'endorphine.
Au 17e siècle, la définition de la nostalgie par Johannes Hoffner était associée à une maladie de l'esprit. Cette "maladie", et bien d'autres avec elle (de la frustration sociale à l'insatisfaction sexuelle, du besoin inassouvi d'hédonisme aux accès incontrôlables de mélancolie) ont irrigué tout un pan de la pop music. Laquelle, on l'oublie souvent, a justement permis à ces dysfonctionnements du cœur et de l'esprit d'exister, de trouver un espace et un lieu d'expression. L'époque rétromaniaque dans laquelle nous vivons aujourd'hui ne questionne plus ces dysfonctionnements : elle les intègre en leur ôtant tout ce qui fait leur sel, leur chair, leur substance, leur danger, en oubliant qu'ils répondent à l'origine avant tout à un manque. En les "déproblématisant", le risque n'est alors plus seulement de nous recroqueviller sur nous-mêmes dans un élan régressif : simplement de détourner le regard à la vue de nos propres vices et délices. Une manière comme une autre de ne plus leur adresser la parole - et encore moins de la leur donner.
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