David Bowie, Leonard Cohen, Prince, George Michael, et même au moment où j'écris ces lignes, Carrie Fisher. Je me fous de ces disparitions successives. Tout du moins, je ne ressens pas le besoin d'exhiber ma peine. J'ai le sentiment qu'elles ne m'affectent pas en comparaison de l'effondrement collectif que j'observe à chaque fois que l'un d'entre eux ferme les yeux pour de bon. Je pense évidemment au déluge commémoratif qui suit systématiquement la mort d'un artiste, et dont Facebook devient aussi intuitivement qu'un banc de harengs, le porte-voix. Je trouve cet endeuillement disproportionné, et donc je le trouve suspect.
Je n'ai pas envie de juger qui que ce soit, simplement de faire un peu de sociologie de comptoir entre la bûche et le champagne. Les forces qui nous poussent à poster sur les réseaux, et la nature même de ces prises de parole sont un vrai sujet de thèse. Tout de suite, je m'interroge bêtement sur le besoin irrépressible de vouloir rendre hommage, alors qu'aucune deadline ni conscience professionnelle ne nous y pousse, à quelqu'un que l'on n'a pas côtoyé ; s'entend par là, avec lequel nous n'avons pas récemment vécu une odyssée collective quelconque. Comme avec l'acteur australien Heath Ledger et son phénoménal Joker en 2008, lorsque l'on apprenait sa mort alors que Batman, The Dark Knight était encore en salle. Comme si, dans le cas du décès de George Michael, retrouvé mort le 25 décembre dernier, il nous fallait collectivement et respectivement, nous apporter, dans une sorte de fanatisme morbide, la preuve de la proximité que nous avions avec lui, d'une part. Et d'autre part, la preuve de la parfaite connaissance mélomane que nous en avions tous. Ce que je trouve suspect, c'est cette course délirante à la ref. parfaite, au papier qui "dit la vérité", au lien YouTube juste.
En fait, les morts me font le même effet que les reformations. Est-ce que je suis vraiment le seul à m'étonner que tout le monde soit devenu en 2016, fan de la première heure de A Tribe Called Quest? Je me souviens très bien que dans mon petit collège de campagne, on avait clairement le choix : c'était Nirvana ou Notorious B.I.G., (ou plus vraisemblablement, Noir Désir ou Alliance Ethnik), mais pas les deux. Ne pas avoir à choisir, c'est très récent, et nous avons sans doute du mal à nous en souvenir, ce qui rend ces condoléances systématiques particulièrement ridicules à mon goût.
Je dirais que c'est récent comme Internet. En disposant à ciel ouvert, la plus grande discothèque du monde, Internet a sans aucun doute eu cet effet d'aplanir le temps, de nous faire oublier que Leonard Cohen, c'était avant tout la musique de nos parents. Que pour un paquet de kids comme moi, George Michael prend à peu près autant de place dans nos coeurs que Patrick Bruel ou les Frères Bogdanov, mais pour qui malgré tout, une petite archive parfaitement patrimoniale de Madonna lui déclarant sa flamme aux MTV Music Awards de 89, en permet la réhabilitation automatique. Le plus triste, c'est qu'Internet a aussi pour effet d'aplanir le monde. Avant leur décès, Leonard Cohen et George Michael n'avaient rien en commun. Mais grâce à notre tristesse et à notre indignation, ils partagent désormais un anniversaire, et sont les sujets d'un paquet de papiers aux manchettes aussi fantaisistes que "2016 année Meurtrière" (le meurtre, carrément), pour le Figaro ; "Les Astres Eteints de 2016", pour Le Point ; "La Génération X orpheline de ses Idoles".
Encore une fois, qu'est-ce que ces morts changent tant à nos vies, pour venir les pleurer à si chaudes larmes sur les réseaux? Leurs grandes chansons, comme les grands moments auxquelles nous les associons, sont pourtant déjà largement derrière nous. Peut-être que ce qui m'agace relève d'un besoin de pudeur face à l'exhibition chronique de nos émotions. La publicité immédiate et sans filtre de nos pensées les plus intuitives. On pense tous à des conneries inconséquentes, mais je n'explique pas notre besoin de systématiquement les exposer, ou du moins notre incapacité à réprimer ce besoin. Que ce soit de l'ordre du funéraire, de la doléance, de notre irrésistible désir de jugement, et la plupart du temps, sur des sujets dont on ne maîtrise pas les enjeux. Mon humble avis : nous ne sommes pas les spécialistes que nous prétendons être. La réalité est que nos indignations sont pléthoriques, nos complaintes écrites à chauds, nos doléances mal pensées, nos coups de gueule inaudibles, et de fait je trouve, nos chagrins difficiles à croire.
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