Combien sont-ils, dans la house française, à avoir fait muter la French Touch sans la renier? Ici, on les compte sur les doigts de la main: I:Cube, Jackson, Krikor, Pépé Bradock... Et puis le grand Georges Issakidis. Affilié à la scène par ses amitiés (les gens du Pulp et de Kill the DJ) et sa collaboration dans The Micronauts avec Christophe Monnier, auto-posté sur sur la touche pour son amour du matos rare et des logiciels de pointe, "le plus grand excentrique de la scène électronique française" (dixit cette bio) fait surtout partie des plus farouches inventeurs de formes de notre exception culturelle électronique. A la fois savant, virilement indus et irresistiblement lascif, plein de funk et de matières instables, son midtempo gris-coloré parade exactement à mi-chemin de Moroder et Autechre. La seule rançon de cette merveilleuse singularité musicale élaborée loin des modes et des banquets, c'est sa rareté.
Spécialiste des sorties tardives (le très fameux "The Jag" des Micronauts a traîné au moins trois ans dans les autoradios des DJs de Detroit avant de sortir), en exil permanent autour de la planète depuis à peu près dix ans, Issakidis promettait Karezza depuis une éternité. Fan d'à peu près tout ce qu'il a fait depuis son superbe Naked EP de 1996, c'est rien de dire qu'on l'attendait de pied ferme. Et malgré l'attente, malgré les fantasmes et les previews entendues ici ou là à la volée, on est pas déçu une seconde. Convaincu en gros que tout est bon dans le danger et que la force de la dance d'Issakidis se confond avec ses ambiguités, on aurait même tendance à penser qu'on tient là un classique instantané.
Car mutant et souverain de concert, Karezza est indéniablement un disque de house music, mais qui traite encore le genre comme s'il venait d'être inventé. Les basslines frôlent la dissonnance, les textures granulent au dessus d'un volcan, les formats délirants crânent du côté de la musique contemporaine... Mais sans avoir à passer par le cerveau, ces machineries mutines et irresistiblement bitchy donnent toutes envie de danser salacement, dans un endroit inconnu ou dans l'obscurité. Méthode sexuelle tombée du corset puritain, le karezza (ou "coitus reservatus") consiste à "créer une intimité émotionnelle au lieu d'une course au frisson ultime". En d'autres termes, côté pratique, c'est une sacrée hypocrisie mais pour ce qui concerne la dance music, c'est du sacré pain béni puisque jamais le danseur n'est aussi heureux que quand on le délivre après l'avoir un peu trop longtemps malmené. Ainsi on voit bien Karezza devenir un futur classique de trop tard dans la nuit, quand même les gamins oublient les tubes et les turbines et retrouvent cette étrange faculté du corps humain à inventer leurs propres rythmes et mouvements, quand les rythmes se font un peu plus retors et un peu moins évidents.
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