Même les esprits les plus cartésiens s’accordent sur ce point : la ville de Philadelphie est peuplée d’extraterrestres et de fantômes. A la fin des années 60, le jazzman Sun Ra, natif de Saturne qui clamait avoir été envoyé sur notre planète afin de permettre au peuple noir d’échapper au désastre ambiant - ségrégation, guerre froide, bombe atomique -, y avait élu villégiature avec son orchestre intergalactique. Environ vingt-cinq ans plus tard, le critique Mark Dery, dans son essai séminal Black to the Future, jette les bases d’un concept appelé à connaître une destinée féconde : l’afrofuturisme. Se penchant sur les liens entre les pratiques artistiques de la diaspora afroaméricaine et la science-fiction, il souligne comment ce genre périphérique peut favoriser un contexte d’émancipation en projetant la destinée des noirs d’Amérique vers le futur, alors même qu’un pan de leur Histoire a été oblitéré. Le théoricien Kodwo Eshun consacrera les pages essentielles de More Brilliant than the Sun à la musique en tant que moyen d’expression contre-culturel privilégié de l’afrofuturisme, de Sun Ra à Coltrane, de Kool Keith à Lee “Scratch” Perry, d’Underground Resistance à Tricky - et on pourrait prolonger la liste encore longtemps.
Camae Ayawa alias Moor Mother se réclame sans détour du leg de ces glorieux cosmonautes mais son travail ne comporte aucun des poncifs de la chose (références à l’hyperespace, clins d’yeux appuyés à l’Egypte ancienne). Élevée dans une petite ville du Maryland, elle arrive à Philadelphie après la fin du lycée pour étudier la photographie. Quand elle n’est pas sur les bancs de l’école, elle s’immerge dans la trépidante scène underground de la ville. Avec sa première entreprise musicale, le duo punk The Mighty Paradocs, elle lance la série de gigs ROCKERS! dédiée à pallier le manque de visibilité de musiciens marginalisés : femmes, personnes de couleur, communauté LGBT. En 2012, elle lance son projet électronique solo Moor Mother Goddess ou MMGz. Opaque et polysémique, son nom évoque le synthétiseur Moog Mother-32, mais pourrait aussi sembler faire de la militante des droits civiques Queen Mother Moore la déesse d’une ancienne religion matriarcale. “Le principe est de rendre hommage à nos ancêtres et à nos descendants, me dit-elle par Skype. Mais aussi aux femmes, dont les voix sont opprimées. Le cycle menstruel est tabou, le cancer du sein aussi. L’accouchement, pareil. La première merveille du monde, c’est une femme donnant la vie. Alors pourquoi sommes-nous obligées de nous cacher ?” A ce titre, le morceau lugubre et pénétrant “Of Blood”, ôde au sang qui “tache le matelas”, est totalement révélateur de son éthique du dévoilement.
“Quand j’ai commencé je n’avais que mon portable et un enregistreur cassette, se souvient-elle. Puis au fur et à mesure, j’ai récupéré un iPad, des machines, des instruments et un micro.” Pour son dernier album Fetish Bones, paru à la rentrée dernière chez Don Giovanni, elle a obtenu une bourse de la fondation Leeway, destinée aux artistes femmes et transexuels qui promeuvent l’égalité, afin d’installer un home studio près de chez elle. Élevée à la musique live, elle y enregistre sa musique électronique comme d’autres jouent le rock : en privilégiant l’énergie et la puissance du son à l’efficience des séquences et de la production. En marge des sessions d’enregistrement, cette irréductible activiste mène aussi des actions communautaires. Avec sa partenaire Rasheedah Philips, écrivain et avocate spécialisée dans les logements sociaux, elles ont ouvert en juin dernier un project-space dans la banlieue Nord sinistrée de Philadelphie, dans lequel elles mènent des workshops afrofuturistes avec les enfants du quartier. À l’angle de la rue, la maison de John et Alice Coltrane. Sans hésiter, Ayawa cite leur Cosmic Album comme influence majeure de Fetish Bones.
MACHINE À REMONTER LE TEMPS DIY
Tout sauf nostalgiques, les douze morceaux qui le composent ne conservent pourtant pas grand-chose d’autre du free jazz qu’une certaine idée de voyage, de décollage immédiat en dehors de l’ici et maintenant. Album-concept conçu comme une machine à remonter le temps DIY, son auteur annonce dès le titre inaugural que “l’idée est de traverser les luttes raciales de 1884 jusqu’à aujourd’hui”. Et de fait, la musique qu’on y entend semble nous parvenir par missive spéciale du centre d’un trou noir où toutes les sonorités noires se seraient retrouvé aspirées, agglutinées puis recrachées dans un déluge de bruit et de fureur. Les trips interstellaires des 60’s et des 70’s sont revisités dans une association ébouriffante de spoken-words poétiques scandés/hurlés et de collages électroniques expédiés en moins de deux minutes chrono où jazz cosmique, hip-hop et punk hardcore se tirent la bourre, brouillés par des synthétiseurs noisy et comme passés à la moulinette industrielle. Des field recordings de bruits de chaînes de prisonniers y cohabitent avec des samples de percussions africains et de soul de manière tout à fait anachronique. À la première personne du singulier, un narrateur retrace dans un style poétique et allusif l’Histoire des victimes du racisme systémique en Amérique, d’Emmett Till à Natasha McKenna. Si l’ensemble est indubitablement dur et confrontationnel, un sentiment d’allégresse émerge aussi paradoxalement du chaos - on pense aux éructations atrabilaires de Blackie mais aussi au sourire béat de Shabazz Palaces.
Comme Ayawa nous l’explique, Fetish Bones est innervé par une théorie sur la résilience du traumatisme qu’elles ont développée avec Rasheedah : “Nous nous intéressons aux liens entre la tradition futuriste noire et la physique quantique. Nous croyons que le temps ne s’écoule pas de manière linéaire mais circulaire. Ce qui s’est passé ne disparaît pas : ça ne cesse de revenir, et le plus nous essayons de nous déconnecter de notre passé, plus cela empire. J’ai développé une méthode d’exorcisme littéraire baptisée ‘anthropologie de conscience’. Cela consiste à me rendre dans des endroits où il y a des eu des luttes raciales, à m’apaiser et à chercher à ressentir ce qui s’est passé dans ce lieu afin de l’écrire. C’est aussi quelque chose que nous faisons faire aux enfants dans notre workshop. Nous voulons extirper la théorie de l’Académie, la rendre fonctionnelle. Récemment, nous avons aussi commencé à recueillir les histoires orales des habitants du quartier mais aussi ce que nous appelons des futurs oraux, c’est-à-dire la manière dont ils envisagent l’avenir. Notre objectif : créer une capsule temporelle pour préserver les changements rapides de la communauté.”
EARTH IS THE PLACE
En communion avec le cosmos mais les pieds solidement ancrés dans le sol de sa ville d’adoption, Moor Mother redonne pertinence et vigueur à l’héritage de Sun Ra en le descendant depuis les étoiles jusqu’à la Terre. Pour cette raison, c’est sûrement le projet afrofuturiste le plus innovant qui soit sorti des entrailles de Philadelphie depuis un bail. Voire la meilleure chose qui soit arrivée à l’afrofuturisme depuis des années tout court.
Moor Mother jouera au Berghain le 2 février à l’occasion du Festival CTM. Son album Fetish Bones est sorti le 16 septembre dernier sur Don Giovanni Records.
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