©Ériver Hijano
Ça peut sembler étrange de le lire à une époque où jamais autant de personnes n'ont dansé sur des musiques électroniques répétitives, mais la club music est en crise. Prédominée en occident par la house et la techno, la musique entendue sur les pistes de danse semble avoir du mal à se renouveler, laissant une jeune génération en manque de sensations fortes dans un grand sentiment de confusion. Dans ce contexte où les formes communément admises de musiques électroniques dansantes se démodent à vitesse grand V, J'Kerian Morgan aka Lotic fait partie des producteurs qui refusent obstinément de céder aux sirènes du formatage et du rétro.
Fichiers formatés en WAV, interdiction de jouer du Rihanna, transitions invisibles : les lois tacites du nouveau conformisme techno sont nombreuses à pourrir la vie de ceux qui veulent, tout simplement, s'amuser. Le but d'un club n'est-il pourtant pas de divertir ? Comment les clubs peuvent-ils rester des lieux de divertissements si la musique qu'on y entend est toujours plus cloisonnée et dictée par des normes qui l'aseptisent ?
Au centre d'une communauté d'artistes qui refusent qu'on leur dicte la manière dont ils doivent penser leur dance music, Lotic et son label Janus proposent au fil de leurs sorties un son toujours plus agressif, disruptif et inédit. Très remarqué en 2014 pour Heterocetera, son quatrième EP édité par Tri Angle, Lotic s'est depuis imposé comme une voix incontournable du "global sound" de la club music contemporaine. Toujours aux quatre coins de l'Europe et des États-Unis à s'agiter derrière son DJ booth, le natif de Houston et Berlinois d'adoption prépare actuellement son premier album. Il s'est prêté pour The Drone au jeu de l'interview informelle, et a même accepté de nous répondre au sujet du très controversé terme de musique "post-club", qu'ont tente par tous les moyens de lui accoler. Comme il nous l'explique avec ferveur, Lotic n'est pas "à côté" du club, il est les deux pieds dedans.
Première question moins innocente qu'elle n'en a l'air : comment vas-tu ?
Je suis toujours un peu mal à l'aise pendant les interviews. J'en ai fait beaucoup ces derniers temps et j'en sors souvent frustré parce qu'elles prennent rarement la forme de vraies conversations. Ça me donne l'impression de juxtaposer des mots les uns derrière les autres sans que mes phrases aient le moindre sens.
On peut faire le parallèle avec ta musique : tu puises dans beaucoup de genres et de styles différents comme la noise ou le R'n'B, pour arriver à un produit fini radicalement différent.
Oui... J'aime des genres de musique très différents, je m'efforce de rester le plus ouvert possible. J'aime surtout m'amuser avec les codes propres aux différents styles et genres. La plupart des gens pensent que je suis un pessimiste, mais en vérité je suis tout le temps en train de faire des blagues, y compris dans ma musique. Je ne suis pas quelqu'un de sérieux. Les gens ont ces a priori sur moi parce que j'ai l'air cynique, mais j'utilise aussi beaucoup la dérision et l'absurde dans ma musique. Les gens doivent se rendre compte à quel point ils se prennent au sérieux.
J'ai quitté les États-Unis parce que je trouvais que les gens étainet trop détachés de la politique et des problèmes de société. Les Américains peuvent être très apathiques. Mais de l'autre côté de l'Atlantique, je me suis retrouvé face à des gens qui prenaient tout beaucoup trop au sérieux, surtout lorsqu'il s'agit d'art et de musique. Je ne m'y fais toujours pas. Je ne me fais toujours pas à aucun de ces deux mondes à vrai dire, je rebondis sans cesse entre les deux. Ça doit transparaître dans ma musique d'une certaine manière. Je suis une véritable éponge, beaucoup d'émotions négatives très intenses transitent à travers moi. Mon seul moyen de les expulser est de rire. Je ris beaucoup malgré ce que les gens pensent.
Lotic Boiler Room Berlin DJ Set
Tu as grandi à Houston, une ville avec une grande communauté noire, à la culture hip-hop très forte. Aujourd'hui, tu habites à Berlin. Comment vis-tu le décalage entre ta ville d'origine et ta ville d'adoption ?
Je suis toujours en train d'apprendre ce que représente la culture noire en Europe. La plupart du temps, les gens me voient comme un personnage étrange à qui ils n'osent pas adresser la parole. Soit ils m'ignorent complètement, soit ils sont très intrigués par mon apparence et veulent absolument me parler. Je suis un fan d'Empire (
série de Lee Daniels et Danny Strong, ndlr). C'est une série qui raconte l'histoire d'une famille afro-américaine dans l'industrie de la musique. Je pense que ce genre de séries montre que la situation de la communauts noire a beaucoup évolué aux Etats-Unis. Me sentir en marge du pays dans lequel je vis m'aide beaucoup à créer, plus je me positionne comme un
outsider, plus je suis créatif.
Comment tu as commencé la musique ?
J'ai fait de la musique toute ma vie. J'ai commencé par le saxophone quand j'avais douze ans, que j'ai pratiqué jusqu'à mes dix-huit ans. Ensuite, j'ai suivi une licence de composition et c'est à ce moment que j'ai commencé à écouter de la dance music bizarre et que je suis passé des "vrais instruments" à mon ordinateur exclusivement.
Tu as étudié à Austin, comment était la scène musicale là-bas ?
Cette ville est horrible. Elle est tellement attachée à sa culture musicale qu'elle est engluée dedans. Il n'y a qu'un seul moyen d'exister dans cette ville. Sois tu rentres dans le moule, sois tu n'es pas intégré. C'est une ville qui peut paraître très ouverte mais qui a aussi sa forme de conservatisme : elle est bloquée dans les années 80, obsédée par le rock indé, la musique électronique n'existe pas là-bas... Je n'en reviens toujours pas d'avoir quitté les États-Unis, j'ai eu mon diplôme une semaine avant de déménager à Berlin.
Lotic - DAMSEL in DISTRESS (JANUS001)
Berlin ne semble pas avoir beaucoup d'influence sur ta musique. Qu'il s'agisse de Damsel In Distress ou d'Agitations. On retrouve une continuité logique entre ton premier EP, More Than Friends et tes dernières productions. Je me trompe ?
Non, je ne suis pas très affecté par l'environnement dans lequel je me trouve. J'ai un monde intérieur assez vaste et je me sers plutôt des émotions qui me traversent, mes frustrations, surtout.
Agitations parlait de ça, notamment. Toute la mixtape parlait de l'intensité que peut prendre une tournée. Habituellement, il y a toujours un moment entre mes dates où je peux me concentrer sur ma musique et composer.
Quand j'ai écrit
Agitations, j'ai cru que je n'allais plus jamais pouvoir composer de ma vie. Je passais mon temps à jouer dans différents pays et ça me rendait malade. Je ne jouais même pas dans des clubs, mais dans des salles de concert impersonnelles. Je n'en pouvais plus. Cette
mixtape était comme un journal intime. Je ne me souviens plus dans quel ordre j'ai écrit chaque piste mais à chaque fois que je me sentais triste, j'écrivais une ligne de basse. Quand je me sentais seul, j'écrivais une mélodie. Quand j'étais en colère, j'écrivais autre chose. Tous mes sentiments négatifs se sont retrouvés dedans cette musique.
À un certain point, cette tournée était devenue tellement stressante qu'elle en devenait absurde. Je n'avais pas le sentiment de travailler sur un nouvel album, ce que je composais était trop personnel pour que je puisse imaginer le publier un jour. J'avais peur de m'exposer à ce point. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai décidé de la sortir sur Janus, c'était plus personnel.
Comment les choses ont commencé pour ton EP sorti sur Tri Angle, Heterocetera ?
Heterocetera a été comme mon premier disque pour plein de raisons. "Suspiscion" (
le premier morceau de l'EP, ndlr) date de 2009 je crois, j'ai fait ça quand j'étais à l'école ! J'ai interpellé Tri Angle sur Twitter et une semaine plus tard une date de sortie était déjà prévue, c'était complètement fou.
Lotic - Agitations (JANUS004)
Quand on regarde rétrospectivement les premières apparitions de cette nouvelle forme de club music, ça me rappelle un peu l'histoire de la techno. Il s'agit sans arrêt de rebonds entre les deux côtés de l'Atlantique : de Night Slugs à Londres à Fade To Mind à Los Angeles, des soirées Ghe20g0thik à New York à Janus à Berlin, jusqu'à NON qui est établi dans plusieurs villes du monde. Comment les choses ont commencé avec Janus ?
Oui, on peut faire la comparaison. Janus n'était pas intentionnellement le reflet de Ghe20g0thik mais dès qu'ils ont commencé à mettre des mixes en ligne, ça m'a tout de suite beaucoup intéressé. Je me suis trouvé musicalement grâce à eux. Quand je les ai découverts, je me suis dit : "Je peux enfin aimer la noise et la pop en même temps et me sentir normal !". Je pense qu'ils ont créé un langage pour cette nouvelle forme de musique, un langage que maintenant nous parlons tous.
Pour moi, les producteurs avec lesquels ils travaillaient étaient des producteurs de dance music très, très noisy. Mais Ghe20g0thik n'est pas la raison pour laquelle je fais de la musique. J'ai fait de la musique toute ma vie. J'ai toujours su que je voulais faire de la musique mais sans jamais savoir comment. C'était une question très importante pour moi. Je faisais beaucoup de gribouillages, mais je n'ai pas peint le tableau qui allait me permettre de m'exprimer vraiment jusqu'à ce que Janus arrive. Le fait qu'on parle d'initiatives en ligne plutôt que de scènes localisées est aussi très important. Pour comprendre l'intérêt des soirées Janus, il faut la vivre en chair et en os. C'est là où NON ont vraiment fait quelque chose d'intelligent. En ligne tout peut exister. Toutes les règles volent en éclats. Je suis très admiratif de leur démarche.
La presse a tenté de définir ta musique avec beaucoup de termes différents : post-club, dystopique... Est-ce que toi et les autres affiliés à Janus revendiquez un terme pour votre musique ?
Je n'y pense jamais. Ce n'est pas important pour nous. Pendant un moment, on utilisait le terme "
hard club", mais ça ne veut rien dire. C'est plus une description qu'un terme étymologique. Je peux comprendre le terme "dystopique". Mais ça ne me paraît pas vraiment nouveau étant donné que la musique de club a souvent été produite par des artistes avec des visions assez sombres du monde. Ce sont souvent des gens en marge de la société qui font de la musique de club. Ma musique est davantage "utopique" que "dystopique". C'est mon idéal de musique club ! Je veux absolument être surpris à chaque fois que je sors. J'adore entendre des
cris dans la musique par exemple, c'est le paradis pour moi.
Mais le terme qui m'insupporte le plus, c'est "Post-club". Parce que moi, je suis
dans le club. Je ne suis pas "après" où en dehors. Je n'ai rien contre la culture club. J'ai des critiques sur la musique diffusée dans les clubs, mais je fais partie de ce système. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de rythmes répétitifs
dans mes morceaux que ce n'est pas de la musique
club. Mon intention est de produire de la musique club, et qu'elle devienne plus populaire.
Janus existe parce que nous voulons que les clubs s'améliorent, pas qu'ils disparaissent. Je crois toujours en l'idéal du club. Le club est un lieu de liberté qui n'existe nulle part ailleurs sur terre. Aussi merdiques qu'ils sont devenus, ils sont les endroits les plus amusants pour les jeunes adultes à mon sens. J'ai joué dans pleins de lieux qui ne sont pas des clubs, et c'était pas drôle du tout.
Les soirées Janus se tiennent régulièrement au Berghain, ce lieu correspond-t-il à l'utopie dont tu parles ?
Oui, c'est sûr. Mais le Berghain a beaucoup changé. Ça reste heureusement un endroit qui permet aux gens de se défouler et d'oublier leur quotidien. Quand on pense au paysage politique, tout devient de plus en plus austère et conservateur, alors ça me paraît logique que les gens trouvent refuge dans les clubs face à cette situation. Pour revenir sur le terme "post-club", je pense que les gens veulent donner un nom à cette nouvelle forme de
club music parce qu'il n'ya pas d'industrie autour d'elle. Les gens aimeraient trouver la dimension commerciale de notre démarche. Dès qu'une expression artistiqie a un nom, elle devient vendable. Sans nom, notre démarche paraît complètement vide de sens.