Un miracle peut se définir par son caractère extraordinaire, inattendu et inexplicable, et la nouvelle qui vient de tomber de la sortie imminente d’une session d’enregistrement de Duke Ellington par Conny Plank est d’ores et déjà validée comme telle par deux églises qu’on n’avait pas trop vu fricoter de cette manière jusque là, à savoir les évangélistes du jazz américain tendance « géant du » et la sainte fumette intello-germano-futuriste du krautrock.
D’ailleurs si ce n’était pas le très sérieux label Grönland qui avait laissé fuiter cette info, on aurait pu sérieusement penser à un énorme fake. Ellington et Plank ? Pourquoi pas Mingus et Lee Perry, ou Monk et George Martin pendant qu’on y est ?
Malgré tout, on a bien sûr un peu de mal à garder notre sang froid face à cette annonce, à l’heure où tout est soit-disant trouvable sur le net, et on aime bien cette piqûre d’excitation que nous procure régulièrement la (re)découverte de ce genre de trésors perdus ou oubliés (on pense aux Lost Tapes de Can, aux disques de Charles Cohen ou, plus récemment, à la B.O. des Chemins de Katmandou de Gainsbourg et Vannier dont les bandes auraient été retrouvées par hasard, 45 ans après, dans une valise).
Par contre, l’excitation retombée, on fini toujours par se demander si on ne nous prendrait pas pour des imbéciles ou si, vraiment, par un beau matin de 1970, quelqu’un se serait dit, après la session d’enregistrement de Duke au studio de Conny Plank à Cologne, «tiens, je vais ranger les bandes en haut de l’étagère, et puis après je vais aller m'acheter des clopes et disparaître à tout jamais ».
Duke Ellington & His Orchestra - Afrique (take 3 vocal)
Bon, dans les milieux informés des professionnels du jazz, une rumeur aurait persisté, lit-on ici ou là, de cette rencontre entre les deux grands hommes, la légende leur attribuant même une fascination mutuelle. Il est vrai que, malgré son âge avancé, Ellington enregistrait à ce moment là quelques-un des ses disques les plus riches, sinon les plus « modernes », emprunts de ses nombreux tours du monde et de sa curiosité pour l'exotisme.
The Far East Suite (1966),
New Orleans Suite (1970) et
Latin American Suite (1972) restent effectivement aujourd’hui des disques qui arrivent à faire plier les plus virulentes ligues anti-jazz. C’est d’ailleurs quelque chose de cet acabit qu’on entend dans l’extrait qu’offre Grönland, une version de « Afrique » qui, pour utiliser un vocabulaire jazz, défonce haut la main la version enregistrée l’année suivante pour
The Afro-Eurasian Eclipse, soit l’album le plus génial chelou de Duke Ellington, dont on aime à imaginer maintenant qu’il contient probablement un peu de l’ambiance du studio de Conny Plank, qui, quant à lui, enregistrait et produisait exactement au même moment le deuxième album de Kluster et le premier album de Kraftwerk (vous connaissez la suite).
Non, franchement, ce truc est vraiment inattendu, mais c’est avant tout un enregistrement de Duke Ellington & His Orchestra, avec certes un Conny Plank à la console, mais probablement un Conny Plank moins savant fou qu’avec ses copains de Kluster et Kraftwerk : si c’est pas un poisson d’avril, c’est pas non plus un cadeau du Père Noël, et cette session n’est peut-être même qu’une répétition enregistrée en douce avant les sessions de
The Afro-Eurasian Eclipse - même si Dusseldörf et ces jeunes à cheveux longs devaient, pour Duke, être vraiment exotiques. Quoi qu'il en soit, restons prudents avant d’avoir le disque entre les mains, et, on espère, les notes de pochettes qui raconteront, elles, la vraie histoire.