On pourrait dire que toute la musique de Dirty Beaches tient dans une moue. Pour aller tout de suite à la carte postale, disons que ça serait celle boudeuse, distante et ambiguë de Masatoshi Nagase dans le Mystery Train de Jim Jarmusch, fondation involontaire avec la trogne de Lux Interior des Cramps d'une bonne part de l'imagerie rockabilly contemporaine. Ça a l'air superficiel comme ça (oui, Alex Zhang Hungtai est né à Taipei, oui il a les yeux bridés et les cheveux gominés) mais il se trouve que cette moue est une incarnation idéale du paradoxe esthétique au travail dans la musique du Canadien - et plus si affinités.
Pour citer un livre que je suis en train de lire, on pourrait séparer toute la musique du monde en deux catégories, d'un côté celle de la musique devenue glacée à force d'être trop réglée, et de l'autre celle de "chaleur d'étable" dont la chaleur est sans cesse menacée par les conventions qui la mettent en forme. Au-delà de ses rêves éminemment générationnels de ruines, de néons et d'auras, Dirty Beaches est le plus bel exemple actuel de ce chaud-froid irrésoluble. D'un côté, il y a l'énième resurrection volontaire de l'Icône terminale du rock'n'roll; de l'autre, le désir délirant de la catharsis à l'état pur, de la musique faite vaisseau des misères de l'âme et du corps. Tous ces grands mots pour dire que Zhang Hungtai fait de la musique très froide et très chaude en même temps, à la fois totalement distante et hyper incarnée, idéalement brute, sauvage et hyper esthétisée.
Ce programme, il ne l'a certes pas inventé puisque c'était déjà celui de Suicide il y a trente-cinq ans; mais il est sans aucun doute le seul à avoir les épaules suffisamment larges pour le porter intégralement. En ces temps d'engouements - jusque dans les magazines féminins - pour l'image d'épinal du garage gomina, son jusqu'au-boutisme formel fait un bien fou. D'autant que pour la deuxième phase de sa carrière, il a choisi d'appuyer le trait plutôt que de se laisser tenter par la gloire et le plastique.
Sur son deuxième album épais comme un dictionnaire, il nous fait d'autant plus plaisir qu'il étend son territoire en y ajoutant du Joe Meek, du Cabaret Voltaire et beaucoup, beaucoup de noir. Plus dru, plus expérimental, encore un peu plus froid et un peu plus charnel, Drifters/ Love is the Devil est surtout un vrai doublon semi-conceptuel, un double-programme plein de fils dénudés à relier dont les deux faces a priori contraires (chansons pour grands orgues saturés et reverb' à ressort sur le dessus, symphonies desséchées à l'optigan sur l'envers) sont bien sûr à lire en miroir. Pour le dire poliment, Dirty Beaches est présentement le seul artiste dont on valide la plus-value par le simple fait que sa musique fait effectivement nos poils se hérisser sur nos bras.
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