Il nous en faut pas beaucoup, finalement, pour être heureux: une pompe maligne de Terry Riley, deux ou trois arpeggios en majeur qui montent et qui descendent, un ou deux synthés un peu rares dans les parages et une musicienne dûment émancipée pour ordonner tout ça avec suffisamment de coeur et de maîtrise sonore pour que ça ressemble à quelque chose d'un peu nouveau... Mais pourquoi on craque?
Sans doute, et on accepte volontiers le caractère sablonneux de notre thèse, parce que la musique synthétique faite par les femmes ne ressemble à aucune autre. Dernier avatar débarqué de l'état de Washington, Kaitlyn Aurelia Smith ravive en parallèle de Katie Gately ou Holly Herndon le lien privilégié mais jusqu'ici trop sommairement étudié qui unit les femmes et la musique électronique de recherche (Eliane Radigue, Christina Kubisch, Johanna M. Beyer, Pauline Oliveros) et apparaît comme une originale autant que comme un joli cas d'étude. Elevée au Conservatoire de San Francisco puis au prestigieux Berklee College of Music de Boston, elle a commencé sa carrière musicale dans une cabane en bois, derrière une guitare, avec le groupe folk Ever Isles avant de craquer pour un Buchla que lui avait prêté un voisin.
Kaitlyn Aurelia Smith Buchla Music Easel
03:24
Happée en un instant par les myriades de possibilités soniques et oniriques offertes par les vieux modulaires (notamment le Buchla Easel, cher à son compatriote
Charles Cohen), Kaitlyn Aurelia Smith s'est réinventée en novo laborantine surfeuse de sinusoïdes, sans rien renier pourtant de ses amours bucoliques: la première des influences qu'elle cite est la nature luxuriante d'Orcas, plus grande île de l'archipel de San Juan au nord de Seattle où elle a passé son enfance. Ce n'est donc sans doute pas par hasard qu'elle avance aujourd'hui avec l'adoubement de Suzanne Ciani, synth pionnière en pull mohair
désormais reconnue comme telle mais surtout connue aux Etats-Unis comme Mère de la musique new-age.
Dans la droite lignée des grands disques de cette dernière (du fabuleux
Seven Waves au déjà douteux
Velocity of Love) et des oeuvres hybrides, mi acousmatique hardcore / mi disque de relaxation de
Laurie Spiegel ou
Maggi Payne, Kaitlyn Aurelia Smith pratique une musique synthétique à la fois rêveuse et très rigoureuse, extatique et inense, sûre de ses effets et très spontanée.
Son précédent
Tides, uniquement disponible en numérique, ne lésinait ainsi pas sur les bruits d'oiseaux, les
wind chimes et les accessoires hippie mais se distinguait surtout pour la beauté brute de ses matières et la précision avec laquelle ses différents mouvements se succédaient et s'enrichissaient. Le premier extrait
de son premier vrai album à sortir en janvier sur Western Vinyl, l'ambitieux Euclid, est plus "pop" et encore plus intrigant: sur un ostinato rapide, l'Américaine fait tournoyer séquences de mellotron, synthés très souples et fragments de sa propre voix avec une gourmandise et une emphase plutôt exceptionnelles dans le contexte du renouveau synthétique actuel, jusqu'à rejoindre en euphorie les pics d'intensité du
Seven Waves de Ciani, donc, ou l
es plus beaux Terry Riley.
L'inspiration principale du disque après la géométrie euclidienne serait le mbira, piano à pouce du Zimbabwe bien connu des hippies et bouffeurs de patchouli du monde entier. Ça en dit long sur l'endroit où Kaitlyn Aurelia Smith veut nous emmener: loin de la foule déchaînée, sous les étoiles, là où on peut entendre la terre résonner sous les corps et sous les notes chantées par les oiseaux rares, l'eau qui coule, le vent qui fait bruisser les feuilles dans les arbres. Ça nous change
des salles d'attente au siège de Microsoft. Attendez-vous à ce qu'on en reparle en janvier.
Kaitlyn Aurelia Smith - Sundry