Vers la fin des années 70, le punk traverse le rideau de fer et apparait, en Allemagne de l’Est, comme un échappatoire salutaire pour une jeunesse bridée par un État omniprésent. C’est cette histoire que raconte Too Much Future, dont la version française vient de sortir, aux éditions Allia. Dans cet excellent ouvrage, Michael Bohlke et Henryk Gericke – deux rescapés de cette grande époque destroy - compilent récits, témoignages, entretiens et photos. “Il s’agit d’expliquer le punk à travers sa typologie”, confie Henryk Gericke.
Ce qui est sûr, c’est que les punks n’eurent pas la vie facile. Lorsqu’un ado anglais ou américain arborait crête, piercing, jean déchiré et t-shirt lacéré, il suscitait au mieux le regard désapprobateur du quidam et risquait au pire une bonne mornifle de la part son père.
Le jeune punk en RDA s’exposait à plus grave. Le concept No Future ne pouvait qu’entraîner de graves frictions avec un État qui justement encadre le future de chaque citoyen et ce, dès sa tendre enfance. L’existence même du punk était contraire à la doctrine sociale-communiste. Dès son éclosion, le punk en RDA n’était pas qu’une simple sous-culture, mais une vraie contre-culture.
Henryk Gericke se rappelle: ” Le punk en RDA représentait une délivrance. Nous ne faisions plus partie intégrante de cette machine idéologique démoralisante. Nous étions comme un spectre bariolé pour cette société morte. Le punk était un grand plaisir et une joie salvatrice. Mais vint après les persécutions et notre enthousiasme a rapidement perdu de son innocence.”
Dans Too Much Future, on découvre avec surprise comment la Stasi (la police d’État) s’évertua à étouffer les punks à peine sortis de l’œuf: interdiction pour eux de pénétrer dans les centres villes, amendes à répétitions, pressions sur les familles, menaces d’envoi à l’armée, et surtout multiples convocations au commissariat avec comme mystérieux motif, “pour clarifier une situation“. Ce qui signifiait un interrogatoire de routine ou un aller simple pour un séjour en prison.
La méticulosité de la Stasi à endiguer le mouvement punk ne s’arrêtait pas là. Non contente de réprimer, elle s’est mise à infiltrer. Un service spécial affilié aux “Affaires punk” s’efforçait de convertir les punks en IM (Inoffizielle Mitarbeiter, soit “collaborateur informel“), afin de les renvoyer dans leur milieu comme indic’. Et la police ne manquait pas d’imagination pour retourner les jeunes punk contre leurs congénères: promesse d’une relative tranquillité, sommes d’argent versées, dons de précieuses places de concert ou de disques rares venus de l’Ouest.
Henryk Gericke nous raconte comment la Stasi tentaient de corrompre les siens: “Acheter n’est pas vraiment le mot. Recruter, plutôt. Mes amis étaient toujours sollicités pour témoigner de mes faits et gestes. (…) Ils (la Stasi, ndlr) utilisaient une manière intelligente pour nous recruter c’est à dire en étant le plus amical possible envers nous. Cela nous demandait beaucoup d’intelligence et de circonspection, malgré nos 16, 17 ans”.
L’ouvrage recèle aussi un entretien (tiré d’un documentaire réalisé par Carsten Fiebler et les auteurs en 2005) avec Jürgen Breski, ancien agent opérationnel “spécialiste” du mouvement punk. Breski explique que le but de la Stasi était de “contrôler” pour mieux “tolérer”. Aussi intéressant qu’est son témoignage, les auteurs regrettent de lui avoir offert une tribune: “Aujourd’hui, Breski est mis à l’honneur dans n’importe quel documentaire sur le Punk. Il a l’effronterie de se tenir sur le devant de la scène lors des premières, et de se laisser applaudir pour son soi-disant courage. C’est malsain, aussi malsain que l’était son boulot”.
Suite à la chute du mur, en 1989, les archives de la Stasi deviennent publiques et le milieu punk découvre amèrement les noms des IM qui roulaient pour la police. “C’était comme un choc à retardement“, se souvient Gericke, qui peut comprendre la réaction, à l’époque, des pouvoirs en place, mais n’excuse pas les brebis galeuses du troupeau punk: “Nous étions très jeunes et les politiques étaient complètement dépassés par le caractère explosif de l’attitude punk. Mais les indics qui livraient leurs potes consciencieusement et avec méticulosité, pour eux, il n’y a pas de pardon”.
Dans son bras de fer contre les autorités, les punks s’étaient trouvé un étonnant allié: l’Église luthérienne, le bas-clergé, plus précisément. Lorenz Postler, ancien diacre social, explique que “le plus important, c’était de garder notre porte ouverte” n’en déplaise aux paroissiens, souvent choqués par ce rassemblement de jeunes hirsutes. Le soutient de l’église se traduisait par la mise à dispositions de locaux pour les rassemblements ou les concerts, mais aussi et surtout une assistance juridique en cas de poursuite pénale.
Too Much Future relate aussi avec précision la naissance de la scène musicale Ostpunk (Punk de l’Est). Rideau de fer oblige, le seul moyen d’écouter du Punk était de s’échanger sous le manteau des cassettes entrées illégalement sur le territoire. Mais rapidement, des groupes se montent à Berlin, Leipzig, Dresde, Magdebourg et autres villes de province. Prendre une guitare, improviser une batterie avec ce qui traine et ramasser un micro suffisait pour brailler sa haine contre l’État. Faute de moyens les jeunes jouaient n’importe où, comme le groupe Bande Ohne Namen (littéralement, “Groupe sans nom”), qui se produisit dans un grenier (photo) de la Marienburgerstrasse à Berlin en 1983. A cela s’ajoute l’émergence d’un art punk, traité dans l’ouvrage à grand renfort de photos.
Il était donc bien compliqué d’être punk en RDA. “Je voulais passer à l’Ouest, comme presque tous les autres” concède Henryk Gericke. Certains ont réussi à franchir le mur, quelques-uns sont morts. D’autres, comme Gericke, ont simplement pris leurs distances avec le milieu: ” Est survenu la violence de la rue, la violence de l’État et la violence entres-nous. Je me suis détourné du Punk lorsque la magie s’est brisée. Lorsque le Punk est devenu un cliché récupéré par les suiveurs et qu’il s’est muté en une forme docile envers l’État”. On est alors en 1987 et Henryk Gericke se retire définitivement de la scène.
Aujourd’hui, Henryk Gericke porte regard mitigé sur le punk actuel: “Lorsque je vois des Punks assis en tailleur devant des temples de la consommation, tendre la main vers des gens – qui sois disant les méprisent – pour mendier l’aumône, cela n’a rien à voir avec le mouvement punk”. Mais il tempère et ne veut pas sombrer dans le scepticisme. “On peut encore être subversif aujourd’hui. J’ai beaucoup de respect pour la scène Street Art. J’appartiens à celle-là désormais. Mais depuis le film “Exit Through the Gift Shop” de Banksy, il est vrai que cette scène prend le même chemin que le Punk autrefois. Elle est en plein récupération commerciale.”
A la lecture de Too Much Future, on ressent une certaine pureté dans le mouvement punk en RDA. L’industrie, verrouillée par la doctrine communiste, n’a jamais récupéré la culture punk à des fins mercantiles, comme cela put être le cas en Angleterre ou en France. Pour Gericke, “c’était une époque qui nous a marqué à jamais, moi et mes potes. Je me rappelle volontiers du chaos et de la force de cette époque.”
Et pour finir une “photo de famille” prise à Berlin en 1980, dans le quartier de Pankow, durant les plus belles heures du Ostpunk.
Too Much Future, Michael Boehlke & Henryk Gericke, Éditions Allia.
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