On présente toujours Bernard Szajner de la même manière: auteur d'une poignée de disques "cultes" (comprendre: trop peu écoutés) sortis entre la fin des années 70 et le milieu des années 80, ce plasticien rodé aux lightshows pour Magma, Pierre Henry ou Gong serait avant tout l'inventeur de la harpe laser, objet pop au pouvoir de fascination inoxydable malheureusement popularisée par un concurrent moins gêné aux entournures par la lumière et la célébrité, Jean-Michel Jarre.
Passionnés comme quelques autres par Visions of Dune ou Some Deaths Take Forever, diamants noir de la musique synthétique perdus entre la fin de la grande musique synthétique française et les premiers soubresauts de l'indus, on ne savait pourtant rien de plus de la vie et de la carrière de cette étoile filante, sortie du circuit de la pop et retournée au silence depuis 1984. On sait donc gré à InFiné d'avoir remis sur le métier le cas Bernard Szajner, en rééditant d'abord Visions of Dune de la plus belle des manières pour la postérité, et en lui remettant le pied à l'étrier pour une création unique à découvrir dès ce jeudi au Centre Pompidou (et en avant première ci-dessous). Nous l'avons longuement interviewé sur ses inspirations, ses ambitions multimédia dans la France giscardienne, et l'enfance de son art. Et nous ne sommes pas peu fiers d'avoir éludé le sujet de la harpe laser - car de toutes évidences, Monsieur Szajner avait des choses bien plus intéressantes à nous raconter.
(Début de l'interview. Nous sommes attablés dans un café de la rue Saint-Martin. Je pose sur la table un petit dictaphone numérique. Bernard Szajner a l'air fasciné par la taille et l'ergonomie de l'appareil. Il embraye).
J'ai beau être très "high tech" dans mon travail, les objets de plus en plus perfectionnés que je vois utilisés autour de moi au quotidien sont très mystérieux pour moi. Les gens sont souvent étonnés que je sache si mal utiliser mon téléphone portable, par exemple. C'est comme je n'étais pas tout à fait dans la vie réelle.
Le souci vient peut-être de la nature de ces objets, dont la technologie est si poussée et dématérialisée qu'il est impossible de la comprendre en soulevant le capot. La technologie dont vous étiez un maître était beaucoup plus littérale. Nous en sommes arrivés à ce fameux stade annoncé par Arthur C. Clarke: "Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie».
C'est très intéressant ce que vous dites là, parce que j'ai toujours oscillé entre technologie et magie. Tout mon travail porte là-dessus. Je dirais même que c'est touchant d'entendre ces deux mots associés. Je pense être l'un des rares représentants de cette forme d'art qui oscille entre art et magie. Quand j'avais onze ans, j'étais illusionniste. Je faisais des tours de magie. J'ai gardé ce côté mise-en-scène des apparitions, des disparitions, de ce qu'on montre, de ce qu'on cache. Au début, il n'était question que de technique. Puis la technologie est venue se rattacher là-dessus pour permettre de développer les potentialités magiques des effets. Je suis un peu hors du temps, et pas très au courant des choses actuelles. Mais j'étais hier en interview avec une confrère à vous, et j'ai longuement parlé de la dématérialisation des choses dans notre temps si étrange. Beaucoup de choses n'existent plus vraiment. Y compris nos interlocuteurs: j'ai fait beaucoup d'interviews avec des journalistes américains depuis chez moi, avec des gens que je ne voyais même pas. Il se trouve que je travaille là-dessus dans mon travail plastique depuis très longtemps. Pourquoi sommes-nous des victimes consentantes de notre appétit féroce pour l'immatérialité et le virtuel?
N'y aurait-il pas un lien entre notre appétence pour l'immatérialité et notre appétence pour la fiction? Le besoin d'évasion?
Je reconnais que je ne suis sûr de rien sur ce sujet. J'utilise mes intuitions sans savoir de quoi il est vraiment question, comme un apprenti sorcier. J'ai découvert quelques trucs qui fonctionnent, je ne sais pas toujours très bien pourquoi ils fonctionnent, et je les utilise parce qu'ils sont beaux à entendre ou à regarder, ou parce que je m'amuse à les manipuler. C'est comme la musique. Je suis incapable de jouer d'un instrument, et ce qui sort des synthétiseurs que j'utilise me semble d'autant plus miraculeux qu'ils jouent de moi autant que je les joue. Si ce n'est pas de la magie, ça...
Vous nous dites que votre découverte de la magie remonte à votre enfance. Mais comment est né cet attrait?
J'étais aux Etats-Unis, ce Nouveau Monde où j'ai habité un an. C'est là que j'ai appris l'Anglais. C'est là que j'ai appris, surtout, que le monde est un endroit bien plus complexe, paradoxal que celui que je percevais depuis la France. C'est là que j'ai été confronté pour la première fois au racisme, quand j'ai entendu ma maîtresse, une Belge installée aux Etats-Unis depuis des années, proférer des horreurs sur les Noirs qui s'asseyaient à côté d'elle dans l'autobus. C'est aussi là que mon oncle, qui était artiste, m'a appris les rudiments de la peinture et de la sérigraphie. Et c'est donc là qu'on m'a vendu un kit de magie. J'avais onze ans. Puis à la bibliothèque, j'ai emprunté un livre sur Houdini. Et puis quelques temps plus tard, j'ai découvert que le nom d'Houdini était un hommage à Jean-Eugène Robert-Houdin, le célèbre illusioniste français. Je me suis pris de passion pour lui. Quand on pense que Georges Méliès a été son assistant, ça donne le vertige sur l'essence du cinéma... Ces filiations autour du surnaturel dans l'art, de la quête de l'homme sur le pouvoir sur les objets inanimés qu'il va animer pour leur insuffler une vie, c'est la passion de toute ma vie.
C'est très intéressant: Méliès et Houdini travaillaient justement à une époque où la frontière entre science, art et magie était très vague, où on faisait tourner les tables et où Nikola Tesla pensait communiquer avec les extraterrestres...
C'est un moment de partage entre les sciences et la magie. J'ai animé des cours au CFPTS (le Centre de formation professionnelle des techniciens du spectacle, ndr) sur l'histoire des sciences et techniques appliquées au spectacle où je ne parlais que de ça. J'ai découvert beaucoup de personnages passionnants qui travaillaient justement à la jonction de ces différentes disciplines. Il y en a un qui me fascine et qui s'appelle Etienne-Gaspard Robertson, un homme de spectacle d'illusions actif pendant la Révolution française qui a été aussi aérostier, un pionnier de l'animation et du pré-cinéma pour son travail sur la persistance rétinienne qui s'est acoquiné avec des scentifiques parce qu'il voulait perfectionner le principe de la lanterne magique. Il fut aussi l'un des premiers à travailler sur le principe de rétroprojection et à faire des projections sur chariot roulant pour créer des effets d'optique type zoom. Tout ça, c'est de la science. Tout comme les travaux Robert-Houdin sur l'électricité. Je me situe dans cette lignée d'inventeurs-chercheurs-artistes. Ceci dit, je réfute la catégorie "scientific art", parce que ce n'est pas un genre en soi, et parce que c'est largement une belle connerie.
Comment en êtes-vous arrivé à travailler dans le monde de la musique et à élaborer des lightshows pour Pierre Henry ou Magma?
Quand j'étais enfant, avant même de faire de la magie, j'étais peintre. J'avais élaboré une technique où je saupoudrais des pigments avec un vaporisateur sur des aplats de peinture à l'huile. Ça donnait des images presque négatives, avec des silhouettes qui émergeaient du noir. Puis dans les années 70, j'ai effectivement commencé à travailler sur la lumière: des illustrations visuelles sur de la musique, notamment de groupes de rock. Ça venait des Etats-Unis, mais quelques groupes en France s'y étaient mis. C'est comme ça que je suis rentré dans la musique.
Tout de même, elle vous intéressait, la musique?
J'étais impressionné par certains musiciens. Je citerais par exemple Robert Fripp, Frank Zappa, et Terry Riley. Et puis quelques Allemands, dont Kraftwerk évidemment, et Klaus Schulze. Tous ces gens avaient commencé à creuser des sillons parallèles aux voies principales du rock de l'époque. J'étais ouvert. Mais c'est Pierre Henry qui m'a vraiment "ouvert" l'esprit. Ses jerks électroniques avec un groupe de rock (sur la Messe pour le temps présent, ndr) m'avaient beaucoup fasciné. Plus tard, j'ai travaillé avec lui en visuel, et ça a été très important dans mon parcours. J'ai également travaillé avec Olivier Messiaen avec qui j'ai eu des vrais échanges. Il travaillait sur un film et il voulait une séquence avec des cristaux naturels - sa deuxième passion avec les oiseaux. Ces passions sont devenues les miennes, si j'ose dire. L'année dernière, dans une carrière près de Poitiers, j'ai mis en scène ma propre adaptation de L'étoile de ceux qui ne sont pas nés de Franz Werfel, qui était un grand ami de Kafka, et qui fait partie des inventeurs de la science-fiction. Dans le roman, le héros se réveille après un sommeil de 100,000 ans sur une terre désertée, où il finit par rencontrer un ami de son ancienne vie, qui lui raconte une histoire d'oiseaux qui auraient envahi le monde, comme dans Les oiseaux de Hitchcock. Ça vient directement de Messiaen. Il m'a également beaucoup appris sur la nature de la musique. Par exemple la notion de cadence. Naïvement, je lui parlais de rythme. Mais la cadence permet tellement plus: c'est l'art de faire arriver les choses au moment où elles doivent arriver. C'est par là que la musique permet de s'élever. Toute la musique indienne est construite sur ce principe. Peu importe la complexité des rythmes, le sentiment d'élévation est fabuleux. J'aimerais être assez musicien pour appliquer ça. Et Pierre Henry m'a appris la mise en scène sonore: comment préparer l'auditoire à des choses non-linéaires, par exemple le préparer à l'arrivée d'un événement pour mieux le prendre par surprise. C'est assez pervers, et j'ai plusieurs fois vu son visage s'habiller d'un petit sourire sardonique avant qu'il balance ses trucs depuis sa grande table de mixage, l'air de dire: "vous savez pas ce qui va vous tomber dans les oreilles". C'était assez teigneux, mais surtout très instructif. La laideur, la méchanceté ont leur mot à dire dans la musique. Avant tout, le musicien doit s'assurer que sa musique n'est pas tiède.
Comment en êtes-vous donc arrivé à élaborer votre propre musique?
Les lightshows, c'était surtout de l'illustration. Et j'avais soif de création, et de vraie collaboration commune dans la relation son/image. J'ai découvert qu'il n'y avait aucun intérêt de la plupart des musiciens avec lesquels je travaillais pour ça. Ça ne les intéressait pas. J'étais frustré. Je les ai tous envoyés chier, et j'ai décidé de faire la musique moi-même. Sauf que je savais pas en jouer, de la musique. C'est un ami compositeur, Jean-Baptiste Barrière, qui m'a initié au synthétiseur. Il est devenu par la suite l'un des pontes de l'IRCAM - dont il m'a d'ailleurs refusé l'entrée quelques années plus tard, considérant que j'étais une sorte de saltimbanque, mais c'est une autre histoire. Bref, de manière un peu condescendante, il m'a dit "ça, tu peux en jouer", et il m'en a prêté un. Et effectivement, je pouvais en jouer. Avec un séquenceur, j'ai commencé à travailler sur des boucles, parce que j'avais vu Terry Riley travailler comme ça. J'imitais personne, parce que j'étais bien incapable d'imiter quoi que ce soit, mais j'ai trouvé dans la musique répétitive une technique qui me permettait de créer à ma manière. La preuve, j'ai réussi à en tirer mon premier disque, en faisant un peu n'importe quoi, en tournant les boutons dans tous les sens. J'ai fini par faire venir des musiciens, "des vrais", qui rejouaient des mélodies que je leur chantonnais. Et c'est comme ça que Visions of Dune est né.
Pourquoi Dune, justement?
J'avais lu les romans de Frank Herbert, que tout le monde lisait à l'époque. J'avais été très impressionné par l'ampleur et la densité du monde qu'il inventait. Ce n'est que des années plus tard que j'ai compris à quel point il était visionnaire et parlait de notre monde. Pour ce que je m'en souviens, ce désert de sable avec ces Fremen, c'est presque le Djihad. Je me suis rendu compte que j'avais des images qui étaient nées dans ma tête en le lisant, et que ces mêmes images revenaient quand je travaillais sur ma musique. Les deux sont entrés en résonance le plus naturellement du monde. Le roman m'a aidé à passer de la création purement visuelle à ma première création auditive.
D'où l'utilisation du mot "Visions" dans un titre de disque, ce qui en dit long sur votre manière d'envisager la musique.
C'est pour ça que j'enchaîne les morceaux les uns dans les autres. C'est pour ça que je ne peux m'empêcher de raconter des histoires dans mes disques. Mais curieusement, faire ma propre musique m'a vacciné de l'envie d'en écouter. De fait, je n'ai plus jamais écouté de musique depuis. Je reste avec le souvenir des musiques que j'ai aimées, mais même celles-là, je ne les ai jamais réécoutées.
Après cinq disque, au milieu des années 80, ous avez également arrêté d'en produire.
Je n'avais plus rien à dire. J'ai même fini par me débarrasser de tous mes synthétiseurs, dont j'ai fait don à une école. C'est un jeune fan, qui m'a contacté spontanément il y a quelques années, alors que j'étais uniquement actif dans les artis visuels, qui m'a fait lire la fameuse interview de Carl Craig, que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam et qui me citait comme une grande influence alors que je pensais que tout le monde avait oublié ma musique. Surtout, il m'a remis le pied à l'étrier. Il est venu chez moi, et il a installé des logiciels crackés sur mon ordinateur de l'époque - un de ces ordinateurs en forme de palourde de la marque Apple, que j'ai toujours. Ça s'appellait Reason et ça ressemblait beaucoup aux synthés sur lesquels j'avais appris à faire de la musique. J'ai recommencé. Pendant 5 ans, j'ai fabriqué l'équivalent de quatre disques, la nuit, au casque. Quatre visions électroniques en dehors des modes, et quatre visions du monde, assez pessimistes, parce que je l'étais particulièrement à l'époque. Je le suis toujours, d'ailleurs. Une grande partie de ce qu'on y entend se retrouve aujourd'hui dans Evolution, la création que je présente au Centre Pompidou. In Finé a trouvé qu'une ressortie de Visions of Dune se justifiait parce que le disque était toujours actuel, voire intemporel, et qu'il pourrait plaire aux jeunes d'aujourd'hui qui s'intéressent à la musique électronique. J'espère qu'une sortie de ces quatre disques se justifiera aussi. Ce n'est pas que je n'aime pas Visions of Dune, mais c'est très vieux pour moi. Ça m'agace presque, de le réécouter. J'avais une passion pour les filtres et qui se ferment. C'est trop maniériste. Je m'en veux d'être tombé dans ces pièges là. Mais je reconnais aussi que si tant de gens aiment tant le disque, c'est qu'il y a une bonne raison. Tant de gens intelligents ne peuvent pas se tromper, comme dirait l'autre.
Bernard Szajner présentera Evolution ce jeudi 18 septembre au Centre Pompidou, accompagné d'Almeeva et Laurence Lenoir. Pour ceux qui n'auront pas la chance d'y être, le spectacle sera visible en direct à l'adresse suivante: http://www.glowbl.com/infinemusic-zakabernardszajner
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