Nous sommes en 2014 et le rap indépendant, du moins dans son acception la plus répandue depuis la fin des années 80, n'existe plus.
À quelques exceptions près (les popstars Drake, Kanye West, Jay-Z et Eminem), le modèle a entièrement été repensé et la distinction indie/mainstream définitivement abolie. Qu'ils soient ou non enrôlés par les majors du disque, les rappeurs occupent aujourd'hui le terrain via des mixtapes qui ne se distinguent la plupart du temps des albums studios que par leur absence des rayons des hypermarchés Best Buy : téléchargeables gratuitement via des plateformes virtuelles (principalement Datpiff et Live Mixtapes) – dont il est tentant de supposer qu'elles achètent les exclusivités pour générer du trafic – et en écoute intégrale sur Soundcloud et Youtube, elles sont aussi de plus en plus souvent disponibles sur Spotify et Google Play et même en vente sur iTunes – autrement dit dans les canaux de distribution traditionnels. Les instrumentaux y sont inédits (contrairement aux mixtapes d'antan – celles d'avant « la crise du disque » – sur lesquelles on trouvait beaucoup de faces B) ; le mix y est soigné et l'ensemble n'y est plus que très rarement hosté par un DJ.
Si les frontières entre rap indépendant et rap commercial s'estompent depuis déjà presque une décennie et que l'avénement du collectif Odd Future circa 2010 peut être vu comme l'épisode qui a entériné le phénomène, l'année qui s'achève fut un cas d'école. D'abord parce qu'aucun des mastodontes précités n'a occupé l'espace : ni Drake, ni Kanye West, ni Jay-Z, ni Eminem n'ont sorti d'albums (ou même de mixtapes) en 2014 ; ensuite parce que le marché de la mixtape a trouvé un modèle économique propre et viable, qui n'a rien, lui, de virtuel. Si les charts du Billboard (qui ne prend pas en compte les mixtapes) furent encore squattés en 2014 par quelques poids-lourds du rap commercial – Rick Ross, T.I., Wiz Khalifa, Jeezy – certaines des mixtapes que les sudistes Gucci Mane, Young Thug et Migos (par exemple) ont sorti tout au long de l'année civile ont eu un retentissement supérieur à de nombreux albums studios sortis en majors et leurs auteurs bénéficient non seulement d'une visibilité médiatique et d'une aura de stars, mais aussi des revenus ad hoc (selon The Fader, le trio d'Atlanta Migos, qui n'a pas encore sorti son premier retail album, gagne environ 40 000$ par concert et plus de 12 000$ par jour via Spotify et Youtube).
Migos - You A Foo (Streets On Lock 3) (New Music May 2014)
03:08
Plus spectaculaire encore est la pénétration du marché rap par des figures du vieux hip-hop indépendant. Le (très bon) deuxième album du duo Run The Jewels, formé par l'ex-chantre de l'indie rap blanc El-P et Killer Mike, ex-second couteau de la scène d'Atlanta, n'a certes pas atteint les 10 000 exemplaires vendus aux États-Unis depuis sa sortie en octobre dernier mais il a été proposé en téléchargement gratuit avant sa sortie commerciale. Surtout, il a bénéficié d'un accueil critique hors du commun, aussi bien de la part de la presse rap que des médias rock et généralistes : l'album a fini premier du classement annuel de Pitchfork et est loué par Rolling Stone et le Guardian, le groupe a été invité par David Letterman et joue dans les plus grands festivals du monde. Dans une moindre mesure, l'album commun de Madlib et Freddie Gibbs, autre collaboration entre une figure du rap indé des années 2000 et un habitué du milieu de tableau gangsta-rap, se retrouve dans de nombreux classements de fin d'année (et s'est accessoirement écoulé à 40 000 exemplaires sans maison de disque).
Freddie Gibbs & Madlib - High (Official) - Piñata
03:00
Autre conséquence du changement de paradigme : les laissés-pour-compte de l'industrie rap ont aujourd'hui les moyens de fomenter leur retour en grâce. Le phénomène n'est pas nouveau (les ex-parias du rap business MF Doom, Del et Kool Keith avaient su se refaire en leur temps après avoir été recrachés par les majors) mais il serait presque en train de devenir un modèle en soi. Freddie Gibbs, Curren$y, Starlito, Kevin Gates... la liste des revanchards est longue mais c'est le cas des deux derniers qui nous intéresse particulièrement ici, tant leurs parcours et leurs dernières (auto-)productions respectives (sorties simultanément il y a trois jours) viennent semer le trouble dans la hiérarchie rap et bousculer les classements de fin d'année.
Il y a presque sept ans,
le New York Times avait envoyé un reporter à Nashville pour rencontrer Jermaine Shute alias All $tar alias Starlito, rappeur local de 23 ans qui rongeait son frein depuis trois ans et la signature d'un deal avec le label Cash Money qui rechignait à sortir son premier album. «
En attendant ce moment, All $tar est retourné dans l'underground, faire des concerts dans des boîtes de nuit et sortir une série de mixtapes pour entretenir l'attente et payer les factures » écrivait le journaliste qui ne pouvait guère se douter que ce premier album ne sortirait jamais et que Cash Money, maison-mère de Lil Wayne, Drake et Nicki Minaj associée à la major Universal retiendrait Starlito encore deux ans avant de le laisser filer.
Depuis, Starlito est devenu l'archétype du nouveau rappeur indépendant. Violemment opposé à l'idée de signer avec une major, il sort – via son label Grind Hard, qu'il gère seul – plusieurs mixtapes et albums autoproduits par an qui lui permettent de tourner sur tout le territoire américain ; il est connu dans le milieu pour être le seul rappeur du milieu à partir en tournée sans aucun staff et affirmait
dans une interview pour Complex toucher jusqu'à 15 000 $ pour un concert. Le personnage que le rappeur du Tennessee a construit depuis la fin de sa traversée du désert est un stakhanoviste, harassé par le travail qu'il doit abattre pour vivre de sa musique et gérer sa petite entreprise, anxieux, insomniaque et revanchard mais plein de gratitude à l'égard de ses supporters. Une posture qui n'est pas sans romantisme et qu'il n'hésite pas à mettre en scène dans des vidéos DIY.
Starlito "Cold Turkey" The Documentary
15:09
Le rap de Starlito est en accord avec son
persona : son flow conversationnel et faussement apathique est assorti d'un breathing très particulier (on a toujours l'impression qu'il retient la fumée de son joint jusqu'aux limites du supportable et qu'il est en permanence dans un état de demi-sommeil). Ses albums
Cold Turkey et
Fried Turkey méritent d'être retenus comme deux des meilleures sorties rap de l'année 2013 et se sont retrouvés tous les deux en première position du Top Heatseekers (antichambre du Top 100 du Billboard) sans aucun soutien des radios commerciales américaines. L'année précédente, sa première collaboration avec le MC de Memphis Don Trip,
Step Brothers avait déjà beaucoup fait parler d'elle.
Il y a quelques jours, au terme d'une année particulièrement calme, Starlito sortait coup sur coup une mixtape,
Theories, et un nouvel album,
Black Sheep Don't Grin, qui vient sérieusement challenger la concurrence.
Starlito - Black Sheep Don't Grin
03:02
Le même jour, un autre rescapé de l'industrie du rap sortait sa douzième mixtape : Kevin Gates aussi a été sacrifié par l'empire Cash Money/Young Money qui le prit sous son aile dès 2011 mais n'alla jamais jusqu'à lui proposer un contrat d'artiste. Qu'à cela ne tienne, le rappeur de Baton Rouge explose les compteurs de Datpiff avec
The Luca Brasi Story début 2013 puis fait son entrée au Billboard avec ses deux productions suivantes,
Stranger Than Fiction et
By Any Means (dont il vend 17 000 exemplaires la première semaine). Officiellement engagé par la major Atlantic/Warner, Gates continue son ascension en indépendant (avec sa structure Bread Winners Association) et postule sérieusement au titre de future star du rap mondial. Il faut dire que l'esthétique du Louisianais correspond plus à l'époque que celle de son buddy Starlito (avec qui il partage régulièrement des morceaux), qu'il est moins réfractaire aux refrains et que sa capacité – devenue un atout déterminant depuis l'explosion de Drake et Future – d'assurer les parties chantées avec la même aisance que les couplets rappés joue largement en sa faveur.
Le fait qu'un projet aussi abouti et qualitatif que Luca Brasi 2, dont la première moitié constitue sans doute la meilleure demie-heure de rap entendue cette année, ne sorte pas en major, n'est pas anodin. Certes, avec ses 18 titres et ses 64 minutes, la mixtape est un peu indigeste pour
le marché mais rien n'explique que Warner ne soit pas intervenu pour en faire un album tiré à quatre épingles et qui plus est doté d'un gros potentiel commercial. Rien ne l'explique à part cette impression de plus en plus persistante que les majors historiques du rap ont perdu le contrôle de la situation.
Kevin Gates ft August Alsina - I Don't Get Tired (#idgt) Lyrics
03:38